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FRANCE

La gauche après les élections : la sentence est dure

Samedi 2 juin 2007, par Clémentine Autain et Roger Martelli

Le résultat de l’élection présidentielle est là, cinglant. Une droite dure, de contre-révolution libérale, a triomphé en amalgamant la droite classique et une partie du patrimoine d’extrême droite des vingt dernières années. Pour la droite, c’est une rupture aussi profonde que celle que porta le gaullisme en 1958. La gauche obtient son plus mauvais résultat depuis 1969 ; elle a évité le camouflet de l’absence au second tour, mais elle n’a pas conjuré la débâcle finale. Quant à la gauche de gauche, elle s’est mise elle-même hors du jeu électoral. Elle avait réussi à mobiliser la majorité de la gauche sur la critique du libéralisme économique en mai 2005 ; elle est électoralement laminée en avril 2007. Ses scores cumulés se situaient toujours entre 12 % et 20 % depuis une vingtaine d’années. Tout le monde attendait son grand rassemblement en 2007. Elle s’est à nouveau divisée ; elle est aujourd’hui au-dessous de la barre fatidique des 10 %. Seul Olivier Besancenot a tiré son épingle du jeu dans la bataille des petites candidatures.

Nouvelle synthèse à droite

La droite française a réussi ce que d’autres avaient commencé, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Italie. Elle a mis au centre de l’espace public un projet refondé, conjuguant un libéralisme « pur » tranquillement affirmé et les valeurs les plus conservatrices de l’ordre social. Pendant quelques années, Nicolas Sarkozy n’a pas dévié de la cohérence définie au départ. « Révolution conservatrice » ? « Libéral-populisme » (1) ? On trouvera au fur et à mesure les mots pour désigner l’ambitieuse construction. Il nous suffit de savoir que nous avons désormais l’équivalent français des « fondateurs » de la fin des années 1970 (Reagan, Thatcher) et l’émule des « héritiers » des années 1990-2000 (Bush, Berlusconi).

Mais si voilà la France projetée avec retard du côté des dangereuses évolutions extérieures, réfléchissons à ce qui a été tenté, ailleurs, pour combattre la nouvelle droite au pouvoir. Jusqu’à ce jour, la réponse à la droite radicalisée a été cherchée du côté d’une gauche « recentrée », à tous les sens du terme. La gauche anglaise, la première, a construit la leçon sociale-libérale. Le « nouveau travaillisme » de Tony Blair a combiné l’héritage libéral du thatchérisme, la revendication de l’égalité des chances et la recherche d’une mise au travail sous les auspices de l’ordre social, voire d’une certaine fierté britannique enracinée dans l’exaltation impériale. En Italie, où le PC italien avait rompu avec le communisme dès le début des années 1990, l’ère Berlusconi a promu la solution plus modérée encore de « l’Olivier » et des coalitions de centre-gauche. Dans les deux cas, les solutions recherchées ont été à la fois ponctuellement efficaces et sources d’épaisses contradictions qui menacent les forces de gauche confrontées aux épreuves du pouvoir (cf. encadré).

Recentrage électoral

La question, pour la France, est donc claire, dans l’énoncé du problème : face à une droite dangereusement radicalisée, la gauche française devra-t-elle en passer par une translation vers le centre ? Nous pensons qu’il n’est ni raisonnable ni nécessaire de se perdre dans les méandres d’une telle expérimentation. Or elle sera une tentation pour une part de la gauche. Nous avons écrit, dans ces mêmes colonnes, que le choix de Ségolène Royal était une manière, pour le PS, de réaliser ce recentrage (2) que nul, auparavant n’avait pu réussir : ni la SFIO de Gaston Defferre au temps de la « Grande Fédération » des socialistes et du centre ; ni le François Mitterrand de la « Lettre aux Français » en 1988. Entre les deux tours, la candidate socialiste a accéléré le mouvement, en appelant ouvertement au rapprochement avec la sensibilité incarnée par François Bayrou. Electoralement, la stratégie a échoué : le socialisme recentré n’a pas pu faire mordre la poussière à la droite de combat ; les « deux fers au feu » n’ont pas mobilisé suffisamment pour agréger le front du « tout sauf Sarkozy ». Mais l’échec ne signifie pas nécessairement la mort du projet. Ségolène Royal a porté au total l’image d’un « blairisme à la française » : le souci de l’efficacité managériale, l’égalité des chances, le sens de l’autorité et de la fierté du drapeau. Cette combinaison nouvelle continuera d’être prônée comme la seule capable de disputer le terrain politique à une droite redynamisée par le « Berlusconi français ». D’ailleurs, dès le soir du second tour, Ségolène Royal affichait sa détermination de continuer dans cette voie.

Si on refuse cette option, le chemin devra être celui de la lutte sur tous les terrains. Pas avec la rage du désespoir, à l’image des sublimes mais vaincus mineurs anglais du début des années 1980. Mais avec la détermination de ceux qui n’acceptent pas les valeurs réactionnaires sous-tendant le projet de Sarkozy. Et surtout avec la conviction que la lutte défensive devra demain s’appuyer sur une véritable alternative : un projet, au moins aussi fort et cohérent que celui de la droite ; une stratégie démocratique de transformation sociale et pas une méthode défensive d’adaptation à l’ordre existant ; une méthode de rassemblement capable de changer la donne à gauche et de devenir majoritaire, comme la gauche transformatrice sut le devenir dans les années 1970.

C’est toute la gauche qui est devant la question de son existence, de ses projets et de ses équilibres. Après un échec de cette ampleur, la répétition n’est pas de rigueur. Il faut du neuf. Mais dans quelle direction ? Nous avons besoin, sur ce point, de débattre sereinement mais clairement des problèmes et des perspectives. On entend déjà dire, de-ci de-là, que le moment est venu de constituer un grand parti de la gauche. Cette logique vise à clore le cycle d’Union de la gauche PCF-PS ouvert par le congrès d’Epinay, en vue d’une nouvelle alliance au centre. Ainsi serait mis un terme à la structuration installée par le Congrès de Tours, au lendemain de la Première Guerre mondiale. La solution semble rationnelle ; elle est pourtant de courte vue. A chaque fois que la gauche a couru après la droite, elle a été dévorée par elle. C’est vrai dans l’histoire française. C’est vrai à l’échelon européen.

Une gauche polarisée

On peut toujours débattre pour savoir si, en décembre 1920, la coupure qui séparait la famille socialiste d’alors était telle qu’elle méritait la scission. Mais nul ne saurait oublier que la gauche de 1920 n’était déjà pas une gauche rassemblée dans une organisation unique. Il y avait à l’époque une gauche modérée et dominante que le Parti radical incarnait, et une gauche plus critique et dominée qui rassemblait les socialistes.

Nous n’aimons pas le discours sur les « deux gauches », qui laisse entrevoir l’existence de deux blocs séparés par des frontières intangibles. « La » gauche est bien une réalité dans un système politique qui fonctionne depuis plus de deux siècles dans l’opposition de la droite et de la gauche. Mais si « la » gauche est bien une face à « la » droite, elle est en même temps polarisée : d’un côté la tendance à l’adaptation à un système capitaliste que l’on juge indépassable et que l’on cherche donc à aménager ; de l’autre côté la tendance à la contestation globale d’une logique économico-sociale que l’on cherche à dépasser. Il en est ainsi : la gauche est toujours une et solidement polarisée. Ce qui est le plus important est, à chaque moment, de savoir qui donne le ton : la logique de l’adaptation ou celle de l’alternative ?

La France aura connu une longue période, de la Libération au début des années 1980, où le ton a été donné par une gauche radicale, poussée aux réformes de structures, à la remise en cause du système à l’intérieur même de ses rouages. On peut toujours discuter, aujourd’hui, des limites de cette gauche, alors dominée par le Parti communiste français. Mais elle incarnait, en bien ou en mal, l’exigence d’une autre société que celle structurée par le capital. Et elle était majoritaire dans l’espace politique de la gauche française, comme elle l’était en Italie. Cette « exception » latine, on le sait, a disparu : en France au début des années 1980, quand le Parti socialiste de François Mitterrand a supplanté dans les urnes le vieux rival communiste ; en Italie au début des années 1990, quand le PCI a renoncé à l’horizon du communisme pour rallier celui de la social-démocratie.

Aujourd’hui de façon pressante et dans ce paysage en décomposition, l’enjeu crucial est : quelle orientation politique donne le ton à gauche ? Est-on capable de penser, dans toutes ses dimensions, le projet d’une gauche de transformation sociale qui soit à même d’irriguer toute la gauche, de viser à la majorité et de recomposer le champ politique en conjurant les évolutions négatives du dernier quart de siècle ? Penser en ces termes est le seul moyen de sortir de la situation actuelle : d’un côté, l’hégémonie d’une gauche de renoncement ; de l’autre, la marginalité d’une gauche de témoignage, réduite à la contestation. Or toute l’expérience de la dernière période montre que le pari est jouable. La critique de la « concurrence libre et non faussée » s’est élargie ; le capitalisme mondialisé montre ses limites ; la combativité sociale ne s’est pas démentie depuis 1995. La tendance à l’adaptation ne s’impose plus comme une évidence. Mais…

Mais la gauche de transformation sociale n’est pas allée au bout de sa recomposition. Malgré la force de ses propositions, elle n’apparaît pas comme porteuse d’un projet moderne suffisamment fort, suffisamment cohérent, suffisamment convaincant pour l’emporter, dans les moments décisifs, sur le supposé réalisme de l’adaptation et du recentrage. Malgré l’élargissement de son champ, elle n’est pas parvenue à agréger l’ensemble des courants critiques de l’ordre marchand : elle se pense dynamique sur le terrain économico-social classique ; elle le relie trop peu aux champs qui touchent aux dominations des groupes ou à l’aliénation des personnes. Elle parle aisément salaires, protection sociale, redistribution ; elle parle moins facilement du travail, de l’autonomie de la personne, de la démocratie nouvelle, de l’écologie, du féminisme, de l’anticonsumérisme, des enjeux urbains. Malgré l’ouverture de ses expériences, elle reste insuffisamment forte sur les questions pourtant stratégiques de l’articulation entre critique et construction, entre contestation et gestion, entre mouvement et institutions. En bref, elle n’est pas encore pleinement sortie d’un XXe siècle qui a connu le double échec du soviétisme et de la social-démocratie. Elle continue quelque chose du mouvement ouvrier ; elle n’en a pas redéfini les fondements, dans une figure historique nouvelle, adaptée à notre temps. Il y a un contraste maximal entre les potentialités modernes d’un combat émancipateur et la perspective politique que dessine la gauche.

Continuité et changement

Et pourtant, dans la gauche de gauche, nous avons constaté depuis quelques années que le besoin d’avancer ensemble, de réfléchir ensemble, d’agir et de construire ensemble, est immense et devient force politique. Il n’est donc temps, ni de se satisfaire de l’acquis, ni de se désoler sur les limites. Nous sommes confrontés à des contradictions ? Analysons-les sereinement et travaillons si possible à les surmonter. Nous avons besoin d’explorer des voies différentes ? Explorons-les, mais à condition de ne pas penser la différence sur le registre de la séparation. Tout ce que nous pouvons faire en commun, surtout face à cette droite-là, attelons-nous à le réussir. Ce que nous ne faisons pas ensemble, engageons-le avec en permanence l’idée que, au bout du compte, c’est la convergence de tous nos chemins qui tracera la voie de la transformation sociale.

Dans les années à venir, nous aurons besoin à la fois de continuité et de changement. Continuité des valeurs d’égalité, de tolérance, de combativité sociale ; continuité de l’esprit critique. Mais changement, voire rupture, avec des habitudes, des structures et des cultures qui, trop souvent, séparent les acteurs de la transformation sociale, écartent celles et ceux qui ne sont pas de longue date dans le combat émancipateur.

Nous sommes différents : c’est une chance. Quand nous sommes séparés, c’est le désastre. N’ignorons pas nos clivages : ils nous reviennent durement au visage. Mais n’absolutisons pas les divergences, au risque de l’inefficacité. Faisons de cet échec une force. Regards

Notes

1. Voir Regards n° 6, juin 2004, « Le concert libéral-populiste »

2. Voir Regards n° 33, octobre 2006, « PS/ UDF : l’incroyable love story »

* Ce texte est extrait d’un dossier publié par la revue REGARDS