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RUSSIE

Essor et contraintes du mouvement social

Lundi 18 juin 2007, par Denis Paillard

En Russie, depuis deux ans, on assiste sur l’ensemble du territoire de la
Fédération de Russie, à la naissance d’un mouvement social multiforme,
mouvement de résistance des « gens d’en bas » face à la poursuite des
réformes libérales menées par Vladimir Poutine : droit au logement,
dénonciation du nationalisme grand russe, lent renouveau syndical. Ce
mouvement, soumis à une répression dure par le régime, est ignoré par la
presse occidentale, mais aussi, ce qui est plus grave, par le mouvement
altermondialiste. Un exemple récent : en juillet 2006, lors du contre-G8
organisé à l’appel du Forum social Russe, seuls quelques rares militants
de l’Ouest sont venus à Saint-Pétersbourg manifester leur solidarité
avec les activistes russes.

Le mouvement social en Russie témoigne d’une étonnante vitalité en ce
printemps 2007, tant par la multiplication des initiatives - le site de
l’Institut « Action collective » ne recense pas moins d’une centaine
d’actions pour la seule semaine du 18 au 25 mars, que par sa capacité
développer des formes d’action privilégiant les initiatives d’en bas.
Cette richesse et cette inventivité sont d’autant plus remarquables que,
depuis plusieurs années, le régime de Poutine déploie des efforts
considérables pour bloquer toute possibilité de manifestation autonome
de la part de la société : répression multiforme, limitations
draconiennes du droit de manifestation, mise en place d’une société
civile officielle dont les représentants sont désignés par le pouvoir,
verrouillage de l’espace politique institutionnel - la dernière
invention du pouvoir sur ce point a été la création, peu avant les
dernières élections dans les régions, d’un parti « présidentiel
d’opposition », censé permettre au Kremlin d’occuper tout l’espace
politique au détriment de l’Autre Russie, regroupement libéral mené par
Gary Kasparov, et du PC de la Fédération de Russie.

La première manifestation publique de ce mouvement à l’échelle de la
Fédération de Russie remonte à l’hiver 2005, avec la vague de
protestations déclenchées par la « monétarisation » des avantages
sociaux de certaines catégories de la population : les retraités et les
invalides, qui jusqu’ici bénéficiaient de la gratuité des médicaments et
des transports, ont vu ces avantages en nature remplacés par une somme
dérisoire, laissée de plus à la charge des pouvoirs régionaux souvent
incapables d’en assurer le versement. Certes, dès l’adoption de la loi
en mai 2004, un Conseil de la solidarité sociale (S.O.S) avait vu le
jour à l‘initiative de différentes organisations, des associations de
retraités et d’invalides à la Fédération des syndicats de Russie
(nouvelle confédération de syndicats alternatifs). Durant tout l’été et
l’automne 2004, cette coalition avait lancé une campagne massive contre
la loi qui devait entrer en application le 1er janvier 2005. Dès les
premiers jours de janvier des manifestations spontanées, avec barrages
de rues et occupation des bâtiments publics éclatent à travers tout le
pays. En deux mois, ce sont plus de 500 000 manifestants qui descendent
dans la rue non pas pour demander/supplier mais exiger leurs droits, un
événement unique depuis la disparition de l’Union Soviétique.

Ces actions ont très vite eu un effet contagieux, les manifestants,
soutenus par les militants de S.O.S. sont rejoints par d’autres
catégories de la population comprenant qu’une action collective peut
faire bouger les choses. Dans toute une série de villes, grandes et
petites, de Vladivostok à Kaliningrad, se créent, sur la lancée, des
Comités de coordination des luttes rassemblant un très grand nombre
d’associations, mouvements et même partis politiques présents sur la
ville qui agissaient jusqu’alors en ordre dispersé et qui prennent
conscience que agir/résister/manifester ensemble ouvre d’autres
perspectives pour faire avancer ses revendications et défendre ses
droits. En retour, la construction d’un « espace partagé » a un effet
sur les participants qui comprennent qu’action et solidarité ne sont pas
des slogans vides, et entraîne une politisation dans l’action, avec
l’émergence de nouveaux leaders venus à la politique à travers ce
mouvement.

Le premier Forum social russe en avril 2005 est l’occasion de généraliser
à l’échelle du pays l’expérience des Conseils de coordination des luttes
apparus dans les régions : c’est ainsi qu’est créé sous la forme d’un
réseau l’Union des Conseils de coordination des luttes (SKS).Regroupant
au départ six collectifs régionaux, le SKS réunit aujourd’hui plus de 25
comités régionaux. Il publie un journal (électronique) et son activité
est systématiquement relayée sur site Internet de l’Institut « Action
collective » [1].

Durant ses deux années d’existence, le SKS a réussi, certes avec de
grandes difficultés, non seulement à se maintenir mais à être toujours
plus présent dans les luttes, en prenant toute une série d’initiatives
pour créer au niveau de la Russie des synergies autour des actions
menées à l’échelon local, sur des thèmes spécifiques.

La campagne pour le droit au logement a été la principale campagne au
cours des dix huit derniers mois [2] :

 mouvement multiforme le mouvement pour le droit au logement s’est
construit à travers une série de réseaux regroupant, sur des thèmes
spécifiques, les activistes de différentes régions (on peut citer, par
exemple, le réseau des résidents des foyers [3]) ;

 indépendamment des initiatives prises tout au long de l’année dans
telle ou telle localité, au moins deux fois par an est organisée une
semaine d’action à l’échelle de la Fédération de Russie ; la dernière en
date a eu lieu début décembre 2006, avec des dizaines de milliers de
personnes dans la rue ;

 toute une série de documents ont été élaborés et sont disponibles sur
le site de l’Institut « Action collective ».

 en mai de cette année se tiendra une conférence nationale des militants
du droit au logement, nouvelle étape dans l’affirmation du mouvement.

Parmi les autres campagnes en cours, on peut citer : les campagnes pour
les droits sociaux dans les entreprises [4], l’écologie, l’antifascisme
et la dénonciation du nationalisme grand russe, contre la privatisation
de l’éducation et du système de santé. Et chaque campagne se met en
place sous la forme de réseaux permettant de coordonner et de dynamiser
les actions à l’échelon local.

Sur le plan organisationnel, le SKS a une structure souple, peu
centralisée, avec la tenue tous les six mois d’une Conférence réunissant
les représentants des régions pour décider des actions à mener.
Jusqu’ici ces Conférences ont eu lieu systématiquement dans des villes
de province : Ijevsk, Toliatti, Kirov, la prochaine se tiendra à
Novossibirsk. Cela reflète la réalité du mouvement beaucoup plus fort
dans les régions qu’à Moscou même. La réunion du SKS dans telle ou telle
ville est aussi conçue comme l’occasion d’apporter un soutien concret
aux luttes en cours dans la ville : dimanche 25 mars, à Kirov, où se
tenait la VIème conférence du SKS, une manifestation de soutien aux
résidents d’un foyer menacé d’expulsion a eu lieu l’après -midi.

Cette souplesse et ce souci permanent d’ancrer les initiatives dans les
structures de base est indissociable d’un combat permanent contre les
OPA menées par différentes organisations politiques tant localement qu’à
l’échelon national, qu’ils s’agissent de certains partis issus du PCUS,
comme le RKRP, qui, avant-garde autoproclamée, a tendance à considérer
le mouvement social comme un simple vivier où recruter, ou encore
d’organisations d’orientation libérale comme l’Autre Russie de Gary
Kasparov surtout soucieuses de renforcer sa crédibilité dans la période
électorale qui s’ouvre (les élections à la Douma auront lieu en décembre
2007).

Cette priorité donnée aux actions à la base autour d’objectifs précis et
mobilisateurs ne signifie pas que le mouvement ait cherché à éviter la
question politique. Mais la politisation du mouvement est directement
fondée sur l’expérience des luttes communes et marquée par la fermeture
du système politique institutionnel. Pour ce qui est de sa plateforme
politique, le SKS a pris le temps de la réflexion ; elle a été adoptée
lors de la dernière coordination fin mars. Elle ne se présente pas comme
un programme achevé, mais comme l’affirmation forte de certains
principes d’action dont les principaux sont l’auto-activité et
l’auto-organisation. Comme une ouverture vers une autre façon de faire
de la politique, une autre radicalité, source inévitable de conflit avec
les avant-gardes autoproclamées. A Kirov, lors du débat sur les
perspectives du mouvement pour le droit au logement, face aux militants
du RKRP affirmant qu’il fallait centrer la campagne sur deux slogans « A
bas le nouveau code du logement » et « boycott de la réforme » la
majorité des délégué ont nettement réaffirmé que la lutte ne se
réduisait pas à ces slogans aussi radicaux que désincarnés, mais passait
par un patient travail d’activation des structures de base,
l’implication du plus grand nombre dans des avancées concrètes étant la
seule garantie d’une véritable prise de conscience à la fois
individuelle et collective. Et comme le disait un délégué à Kirov, « 
c’est parce que nous serons solides et déterminés dans nos luttes que
nous pourrons frapper fort tous ensemble le jour venu ». Cette volonté
de ne pas réduire le politique à la question du pouvoir s’est manifestée
également dans le débat sur l’échéance électorale. La position
finalement adoptée (laisser aux coordinations régionales le soin de
décider le mode d’investissement dans la campagne électorale) traduit
avant tout le refus d’engager vainement des forces dans ce type de
campagne où il est quasiment impossible de peser mais aussi une réelle
défiance à l’égard du regroupement l’Autre Russie, dominé par les
libéraux.

Paradoxalement, ce qui fait la force du mouvement aujourd’hui en Russie
en fait aussi d’une certaine façon la faiblesse : il est loin d’être un
mouvement social avec une claire identité de soi, et il reste largement
morcelé et éclaté, morcellement encore renforcé par l’immensité du pays.
En même temps, malgré cette fragilité, par sa démarche, son inscription
dans la durée, il se présente comme le premier mouvement depuis la fin
de l’Union Soviétique qui, à travers des luttes, pose concrètement,
entre conscience d’une dignité retrouvée et solidarité dans l’action
collective, la question d’une autre politique et d’un autre avenir.

Denis Paillard travaille avec la Commission International d’Attac France et publie le Messager syndical - Russie

Notes :

[1] Ce site (en russe) fournit au quotidien un grand nombre
d’informations sur les différents mouvements et initiatives :
(http://www.ikd.ru)
[2] Cf. ci-dessous l’article de Carine Clément faisant un bilan de cette
campagne pour 2006
[3] Aujourd’hui encore plusieurs millions de personnes vivent dans ces
foyers, hérités de la période soviétique.
[4] Le 18 mars, à l’appel de deux leaders syndicaux (Ford et Surgutneft),
a été une journée de défense des syndicats alternatifs, avec des
initiatives dans une cinquantaine de villes. C’est la première
mobilisation importante à l’échelle du pays depuis les manifestations
contre la réforme du Code du travail il y a cinq ans.