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UKRAINE

Entre la Russie et l’OTAN

Entrevue avec le professeur Jacques Lévesque, directeur de recherches au Centre d’études des politiques étrangères et de sécurité de l’Université du Québec à Montréal

Dimanche 17 septembre 2006, par Jacques Lévesque

On a parlé au sujet du regain de tension entre la Russie et l’Ukraine d’une « guerre du gaz ». Quels sont les enjeux ?

Depuis plusieurs années, la Russie via Gazprom, vend le gaz à ses partenaires de la CEI à des prix très inférieurs à ceux du marché mondial. Mais en juin 2005, Gazprom a proposé à son client ukrainien de tripler les prix (de $50 à $160 par 1,000 mètres cubes de gaz). En même temps, Gazprom proposait des prix plus avantageux si l’Ukraine acceptait de vendre le gazoduc qui la traverse et qui relie la Russie à l’Europe à un consortium russo-germano-ukrainien. Mais puisqu’aucune entente n’est survenue à ce sujet, Gazprom a menacé de couper les approvisionnements de l’Ukraine en janvier 2006. Par après devant le refus de négocier et suite à des discussions entre l’Ukraine et les Etats-Unis, Gazprom et Poutine (président de l’actionnaire principal : l’Etat russe) ont décidé de faire monter les enchères et de demander le prix payé en Europe pour le gaz russe, soit $220-$230 les mille mètres cubes, ce qui serait catastrophique pour l’économie ukrainienne déjà mal en point. Pendant quelques jours, Gazprom a interrompu ses livraisons. Mais rapidement, cette manœuvre s’est retournée contre la Russie, d’autant plus que l’Union européenne a eu peur de voir ses approvisionnements en gaz russe, qui passe par l’Ukraine, perturbés. L’Administration Bush est alors intervenue pour accuser la Russie d’intimidation et de chantage contre l’Ukraine coupable de sa « révolution orange » et de son orientation atlantique. Finalement, un compromis plutôt boiteux a mis fin à la crise. L’Ukraine achète désormais le gaz d’une nouvelle tierce « RoskUkrEnergo » possédée à 50% par Gazprom au tarif de $95. Mais la Russie fait valoir que la nouvelle entreprise paie le gaz russe à $230. Elle peut vendre le gaz $95 à l’Ukraine dans la mesure où elle maintient un mixage de gaz russe et de gaz turkmène qui coûtait alors $65. Ce bas prix que le Turkménistan menaçait avec raison de relever s’explique par le fait que le pays est largement tributaire des voies de sortie vers la Russie et que Gazprom peut presque dicter le prix. On saisit facilement toute la précarité de cet accord très critiqué en Ukraine. D’autant plus que Gazprom vient tout juste d‘accepter (en septembre 2006) de payer désormais le gaz turkmène à $100.


Quelles sont les intentions du Président Poutine ?

Poutine a beau jeu de démontrer que la situation de 2005 au niveau des accords avec l’Ukraine sur le gaz représentait de facto une subvention annuelle russe de 3.5 milliards de dollars à l’Ukraine, soit plus que la totalité de l’aide économique que lui accordent les États-Unis et l’Europe ensemble. On se dit au Kremlin qu’il n’y a aucune raison de continuer à subventionner un État qui fait de son entrée à l’OTAN la première priorité de sa politique extérieure, avec l’appui et les encouragements les plus nets de George W. Bush. Au-delà de la volonté de punir « celui qui mord la main qui le nourrit » (selon un terme de la presse nationaliste russe), il y a eu un calcul politique plus spécifique, soit d’influencer le résultat des élections législatives qui ont eu lieu en Ukraine en mars. On sait maintenant que le grand gagnant de l’élection a été Viktor Yanoukovitch, le rival prorusse de Youshtchenko. Reste à voir s’il va réellement mettre en place son programme qui incluait la non-adhésion à l’OTAN, l’attribution au russe comme à l’ukrainien du statut de langue officielle et la réactivation de la participation de l’Ukraine à l’Espace Économique Commun avec la Russie, le Bélarus et le Kazakhstan. Il est vrai que Yanoukovitch doit gérer un gouvernement de coalition, car il n’a obtenu que 32% des suffrages.

Le rapprochement entre l’Ukraine et les Etats-Unis est-il réellement remis en question ?

Le camp proaméricain en Ukraine est déchiré entre des luttes de faction opposant le parti de Tymoshenko, la « passionaria » de la « révolution orange » et le parti de Youshtchenko. Il est donc affaibli. Mais l’opinion publique demeure russophile. En témoigne un incident survenu en mai dans une petite ville de Crimée, Fedosia, où devaient être déployés 250 Marines américains pour participer à des manœuvres multinationales « Sea Breeze 2006 ». Mais les autobus transportant les militaires américains ont été attaqués à coup de pierres par des manifestants. Les « marines » ont été confinés à leur hôtel pendant que les manifestations anti-OTAN se multipliaient à Fedosia et ailleurs en Crimée, où les Russes sont majoritaires. La ville de Fedosia et des districts qui devaient être touchés par les manœuvres ont adopté des résolutions se déclarant « territoires anti-OTAN ». Finalement, les manœuvres en question ont été annulées. Quelque temps après la Maison-Blanche annonçait le report de la visite de Bush à Kiev prévue pour juillet. Selon des sondages récents, 64% des Ukrainiens sont opposés à l’adhésion à l’OTAN et 60% sont favorables à une union économique avec la Russie.

Le gouvernement ukrainien pourra-il atténuer les tensions ?

Actuellement, Yanoukovitch gouverne avec l’appui du Parti socialiste et du Parti communiste et en tenant compte du fait de la division profonde Youshtchenko et Tymoshenko qui refuse de collaborer avec le gouvernement en se présentant comme la seule héritière de la « révolution orange » alors que le parti de Youshtchenko a accepté d’en faire partie. La politique extérieure demeure ambiguë. En ce qui concerne l’OTAN, on parle d’un éventuel référendum. L’idée de Youshtchenko est de retarder aussi longtemps que possible la tenue d’un référendum, tout en continuant les négociations avec l’OTAN et en espérant avec, le temps, pouvoir créer un fait accompli. Entre temps, Yanoukovitch est surtout préoccupé par le maintien du prix du gaz. En juillet, le vice-président de Gazprom avait fait savoir que « RosUkrEnergo » continuerait jusqu’à l’automne, à maintenir le prix de $95. Les négociations que Yanoukovith a annoncées pour novembre seront certainement difficiles, le Turkménistan exigeant des hausses du prix de ses fournitures à « RosUkrEnergo ». On verra ce qu’il pourra obtenir et à quelles conditions. À Moscou, malgré les nouvelles embûches qui se trouvent sur la route de l’Ukraine vers l’OTAN, on ne prend pas pour acquis un net tournant prorusse dans les orientations de sa politique extérieure.

Jacques Lévesque publiera prochainement sur ces questions :
« La résurgence de la Russie : où, comment et jusqu’où ? » chapitre de l’ouvrage collectif : Les conflits dans le monde en 2006, à paraître aux Presses de l’Université Laval, en décembre 2006.