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Ardeur révolutionnaire en France

Lundi 27 mars 2006, par Gábor KARDOS

Les événements du printemps français sont les signes de la crise structurelle d’une civilisation et, en meme temps, les présages de la formation de quelque chose d’inédit.

Arrêt sur image : ce qu’on voit devant la Sorbonne, c’est un véritable rideau de fer séparant deux mondes qui s’opposent. Vu de l’Est ou d’Europe Centrale, on le voit tout de suite.

A regarder la presse et les reportages photos des forums indépendants sur Internet, on serait tenté de croire qu’il s’agit de combats de rue en Amérique du Sud, c’est pourtant la situation actuelle d’une démocratie majeure du monde occidental. Le printemps français apres les violences d’automne. A la suite des mouvements d’étudiants, un million et demi de manifestants ont défilé samedi dans tout le pays selon les syndicats. Le mouvement de mars prend de l’ampleur, se radicalise et on ne voit aucun signe de dénouement a l’horizon.

La radicalisation des étudiants issus largement de la classe moyenne suit ainsi la révolte des déshérités dans les banlieues, qui considerent comme des privilégiés ceux qui accedent a l’université. Au premier abord, ces deux couches sociales se méfient l’une de l’autre, mais les causes profondes de leur mécontentement sont identiques. Il ne va pas de soi aujourd’hui qu’ils feront cause commune ou que les revendications sociales se transformeront en une nouvelle idéologie, mais leur alliance constituerait un tournant révolutionnaire. Certains forums parlent déja de la révolution de mars sur Internet.

Les étudiants contre la politique des partis

Ce mouvement des étudiants est bien différent et bien plus radical a certains égards que celui de 68, notamment par son rejet de toute récupération politique, meme de la part de la gauche, qui a pourtant de grandes traditions révolutionnaires. La comparaison s’avere donc assez caduque, meme si l’esprit des graffitis rappelle souvent celui de 68 (par exemple : "Ne pas nourrir les CRS, merci !" ou encore, sur une photo de CRS derriere un véritable rideau de fer : "Par mesure de précaution contre la grippe aviaire : confinement des poulets.") Par le rejet du systeme gauche - droite, les jeunes rejettent en bloc tout un régime politique, ce qui constitue un facteur révolutionnaire meme en l’absence de nouvelle idéologie.
Les mots d’ordre gravitent autour de l’avenir. Voila le plus pénible dans l’affaire. En effet, la société n’offre aucun avenir acceptable aux jeunes, ce que les sociologues et les spécialistes tendent a reconnaître dans la presse. Aussi l’opinion publique se montre-t-elle solidaire avec le mouvement des étudiants. Certes, le taux de chômage de 20 a 25 % chez les jeunes monte jusqu’a 40 et plus dans les banlieues les plus défavorisés, mais ce chômage dramatique n’est qu’un versant de l’incapacité d’avenir globale. On le sait, la société industrielle offre une vision d’avenir pour le moins douteuse, voire catastrophique a long terme pour les nouvelles générations. Et, loin d’apporter un réconfort passager ou de leur faire oublier l’avenir globalement négatif, la promotion publicitaire d’un certain bien-etre de consommateur qui devient de plus en plus inaccessible pour les jeunes ne fait qu’a les pousser a la révolte. Tout est la pour une véritable crise de civilisation.

Il serait illusoire de dire qu’il s’agit d’un probleme propre a la France. Loin s’en faut, car le mouvement refuse précisément une société de précarité livrée aux tendances économiques globales, opposant a celles-ci la revendication légitime d’un régime social servant les intérets des citoyens. Loin de se terminer a jamais, comme d’aucuns ont pu l’affirmer, l’Histoire continue, du moins elle s’avere bien vivace en France ces jours-ci.
(...) L’ampleur et l’ardeur inédites de ce mouvement des étudiants, ainsi que leur tres large soutien populaire et leur radicalité obligent meme les plus récalcitrants a réfléchir. Il arrive tout de meme quelque chose en France. Quelque chose d’inédit qu’on croyait déja fini ou dont on nous a fait croire que cela ne pourrait plus arriver dans le monde "civilisé" – ou plutôt globalisé.
C’est pourquoi il serait hasardeux de vouloir comprendre les événements tout simplement par les informations relatant les seuls faits saisissables et photographiables, telles que la presse les présente. Il en était de meme dans le cas des "violences urbaines". Car il s’agit des signes évidents d’une crise de civilisation structurelle et, en meme temps, de la naissance tourmentée de quelque chose d’inédit.

En attendant une alternative globale

Comment cela s’est-il passé déja dans le cas de la révolution dont l’exemple français était si déterminant par son universalité ? Il ne s’agit pas seulement de la fameuse histoire de la Bastille. C’est comme si la France se serait appropriée des le début le rôle de porte-drapeau de la civilisation occidentale. On n’a pas l’habitude d’en appréhender l’enchaînement historique dans son ensemble, mais faisons cet effort pour une fois. L’histoire commence par Clovis qui devient le premier roi chrétien d’Europe, ouvrant une nouvelle époque. A travers Charlemagne et jusqu’a la fin du moyen âge l’exemple français de la culture chevaleresque et courtisane domine en Europe. A tel point qu’il revenait a la France de tout défaire, par la destruction de la Bastille et de l’ordre féodal dans son ensemble. Puis la Commune ouvrait un nouveau chapitre, plus radical, dans l’histoire des révolutions. En meme temps, l’exemple français a été exporté en Amérique. Globalisation oblige, pourrait-on
dire et, a y regarder de plus pres, le rôle d’initiateur de la France dans tout ce qu’on appelle globalisation ou modernité reste décisif. Non seulement elle a donné a l’Amérique la Statue de la liberté, mais aussi l’esprit de sa constitution et elle a largement contribué a l’indépendance vis-a-vis des anglais. Bref, toute l’idéologie moderne de la liberté reste d’abord une invention et une initiative française. Il est d’autant plus curieux que l’intelligentsia française montre la globalisation américaine du doigt, alors meme que c’est la France qui l’a exportée au Nouveau Monde. Cette donne a une conséquence remarquable, a savoir une responsabilité historique de la France par rapport a la globalisation, au point qu’il lui revient au premier chef d’en faire quelque chose, quand on voit déja que cela tourne mal et que rien ne peut plus rester comme avant. Suivant la logique de l’histoire occidentale, ce serait donc en France ou par la France qu’une alternative a la globalisati
on devrait apparaître comme un modele de civilisation ouvrant une nouvelle époque. Or, loin d’etre a la hauteur de l’occasion historique, l’intelligentsia française piétine, compose avec la crise et reste enlisée dans un marasme sans précédent. Voila pourquoi c’étaient les masses qualifiées de "racaille" par le ministre de l’intérieur qui ont réagi les premiers, - en l’absence de toute orientation révolutionnaire, par la force brute. Toutefois, le mouvement des étudiants va déja plus loin. Il est peut-etre trop tôt pour dire jusqu’ou il ira, mais il est certainement urgent d’y réfléchir.

Le choix d’avenir d’une génération

La France aurait donc apparemment entamé la Bastille de la globalisation. Tôt ou tard, les conséquences écologiques du modele global dominant imposent inévitablement un changement d’attitude révolutionnaire. Une révolution globale s’impose ainsi comme le destin de cette civilisation. En particulier de ce point de vue, ce qui a pu paraître "la fin de l’Histoire" pour un certain temps, vers la fin du XXe siecle, n’était guere une "Belle Époque" et encore moins le début d’une paix éternelle, mais plutôt quelque chose comme un calme avant l’orage. Rien ne garantit que la résurrection de l’Histoire sera bénéfique. Il n’en reste pas moins certain qu’il convient de ne pas l’oublier ou de faire comme s’il n’en était rien. Qu’on le veuille ou non, pour un individu comme pour une civilisation, il ne suffit pas d’ignorer son destin pour s’en passer. C’est d’ailleurs ce destin inconscient qui s’appelle fatalité.

Le printemps français nous rappelle au fond quelque chose d’éminemment positif, a savoir qu’il ne faut pas accepter l’incapacité d’avenir d’une certaine civilisation comme une fatalité globale et s’y soumettre sans broncher comme a une "contrainte économique", car, en tant qu’individus autant que collectivement, nous pouvons toujours reprendre en main notre destin et notre liberté. Et si nous n’en faisons rien, nous n’en sommes pas moins responsables.