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Jean-Luc Nancy, cœur pensant
Mercredi 15 septembre 2021, par Jean-François Bouthors
Professeur de philosophie à l'Université de Strasbourg et membre du Collège international de philosophie, auteur de nombreux essais sur l'art et la littérature, la communauté ou encore le corps, Jean-Luc Nancy s'est éteint le lundi 23 août, à l'âge de 81 ans.
Le corps de Jean-Luc Nancy repose désormais dans le cimetière Nord de la Robertsau, à Strasbourg, la ville où il était venu enseigner la philosophie. Il y repose avec ce cœur qu'il avait reçu en lieu et place du sien qui, avait-il écrit, lui était devenu étranger. « Un cœur qui ne bat qu'à moitié n'est qu'à moitié mon cœur [1] » ou encore « Si mon propre cœur me lâchait, jusqu'où était-il le “mien” et mon “propre” organe ». Il y repose avec ce cœur transplanté dont il avait dit, pour en signifier l'étrangeté, qu'il était peut-être celui d'une femme noire. Il s'exprimait ainsi pour dire qu'être, c'était dès lors, pour lui, être avec un autre. Cet « intrus » avait été convoqué par l'intrusion préalable de l'étrangeté de son « propre » cœur… Nancy l'avait raconté comme s'il le racontait pour lui. Ce faisant, il le disait pour nous. Nous ne sommes nous-mêmes que par l'intrusion de l'étrangeté – non pas seulement selon le titre d'un livre de Paul Ricœur « soi-même comme un autre », mais soi-même avec un autre. De cet « avec » qui constitue la communauté, de cet « avec » qui en hébreu biblique s'écrit en deux lettres (ayin-mem) qui désignent aussi le « peuple ».
Ce cœur autre de Jean-Luc Nancy faisait communauté par sa capacité de se rendre présent à l'autre, avec la justesse de l'écart nécessaire pour qu'une relation s'établisse et vive, et plus encore pour que cette vie se poursuive au-delà de l'instant même, en d'autres et vers d'autres encore. Présence à l'autre, mais aussi, tout à la fois, à soi-même et au monde. Être-là, non pas pour la mort, mais pour la vie. La question de la communauté, d'une communauté infiniment ouverte, bien au-delà du cercle des relations intimes, amicales ou confraternelles, traverse ainsi une bonne partie de son œuvre. Il disait, il pulsait que la communauté est possible à partir de cette disponibilité à l'autre. Non pas un idéal de communauté, non pas une perfection de communauté, mais une communauté d'attention, qui n'a pas vocation à s'établir, à s'instituer, mais à se partager, à s'offrir pour s'expérimenter au-delà d'elle-même. Une communauté sans modèle à reproduire ou à développer. Une communauté toujours à découvrir à partir de ce qui advient et qu'il faut à la fois penser et panser, qu'il faut comprendre et dont il faut prendre soin, parce que ce qui advient – l'autre qui se présente sous diverses manifestations, qu'elles soient douces ou rudes, attendues et désirées ou craintes et redoutables – nous fait devenir ce que nous sommes.
Dans cette communauté, qu'il n'a cessé de penser, sous ses aspects les plus divers, le « commun » doit s'entendre en deux mots, « comme un », dont le premier importe fondamentalement, car il ne s'agit pas de tout ramener à « un », à la fusion en « un » seul : le comme maintient la singularité de chacun dans la communauté, il sauvegarde un écart nécessaire, une « différance » de la communauté à elle-même, pour utiliser le mot de Derrida.
La présence de Jean-Luc Nancy à l'autre convoquait celui ou celle à qui il s'adressait à cet écart, elle orientait toujours vers de l'autre. En ce sens, elle désorientait ce qui aurait tendu vers un pôle pré-déterminé, vers du déjà connu, vers du pré-établi, vers du fini qui ne serait pas ouvert à l'infini, vers de la certitude, vers de la croyance. Elle désorientait aussi ce qui se rabattait vers la mise en œuvre d'un savoir-faire – et même d'un savoir-penser –, vers une technique que l'on applique et développe par le calcul. Tout cela, la présence de Nancy le déconstruisait, non pas pour détruire, mais pour libérer, pour « déclore » de sorte que se trouve un espace pour l'in-fini et son déploiement, condition nécessaire à la viabilité de la communauté et de ses membres.
La présence dont il était capable était assurément la singularité de Jean-Luc Nancy, au point que l'on peut dire que tous les objets de pensée dont il s'est saisi, une multiplicité dont témoignent les plus de deux cents livres dont il est l'auteur, sont des objets auquel il s'est rendu/découvert sensible. Mais précisément, cette multiplicité dit aussi combien cette présence singulière était plurielle, par la variété des approches, comme autant d'expérience de sens. Nancy n'était pas nostalgique d'un sens perdu – comme ceux qui se lamentent sur la perte de sens, de repères ou de valeurs. Pour lui, le sens était toujours à la fois naissant et multiple. Il se déchiffre, dans l'exploration du réel avec lequel on entre en contact, par lequel on se laisse toucher, que l'on en vient à toucher. (Derrida a d'ailleurs très justement intitulé le livre qu'il lui avait consacré : Le toucher, Jean-Luc Nancy [2].) Il se produit dans les interprétations que l'on met en jeu, les récits que l'on tisse – autant de sens qui sont ensuite, et en permanence, mis à l'épreuve du réel en devenir. À cet égard, il faut souligner l'attention que Nancy portait au langage, sa manière de donner une chair aux mots. En les écoutant comme en les prononçant, il se rendait présent à eux et faisait entendre leur présence à ceux à qui il s'adressait. Il dévidait le fil de leurs significations, de leur signifiance, pour mieux les faire résonner, pour enrichir et affiner le raisonnement.
Cette présence demeure pour autant que d'autres, chacun selon son propre élan, selon son propre désir, voudront bien à leur tour risquer leur propre présence. Non pas pour « faire du Nancy sans Nancy », mais pour honorer ce que lui-même honorait : la propre présence de l'autre qui nous fait nous-mêmes.
Ce que signifie honorer la présence de l'autre et du monde, Nancy y était revenu dans un dehttps://esprit.presse.fr/actualites... ses derniers livres, pour faire comprendre la nécessité de penser à partir du cœur, à partir de l'expérience sensible la plus intime, à partir du désir de vie et de partage que l'autre et le monde provoquent en celui qu'ils rencontrent. C'est mettre le cœur à l'œuvre de penser l'autre dans toute la variété de son altérité, de penser aussi le monde non pas comme une chose mais en tant qu'autre, « coprésence de tout ce qui se présente », avec sa « peau fragile » dont il faut prendre soin – qu'il faut donc aussi savoir « panser ». Et il l'écrivait très directement : « Qu'il soit à chaque instant possible d'éprouver/ma peau comme la peau du monde/et le monde comme l'entretissage/de toutes nos visions respirations/tâtonnements pressions/le retentissement des chants des rumeurs des scansions/…/que ce soit possible et que les peaux se prennent/et se déprennent se délacent suent se mouillent se sèchent/…/sans se résoudre en interfaces connectées interactives dans la programmerie d'un gros animal machine/est-ce trop demander déjà [3] ? »
Penser/panser : les deux mots se sont longtemps écrit de la même manière. Ils renvoient à l'acte de peser, par lequel on évalue la masse ou la consistance d'une entité. Penser/panser, c'est reconnaître à une présence qui nous fait face un poids qui nous oblige à la prendre en compte ou en soin. On pourrait dire que l'œuvre de Jean-Luc Nancy était pensement – pensée en mouvement qui cherchait à prendre la mesure la plus juste de ce qu'il voulait penser pour en prendre soin (à commencer par le soin des mots choisis pour rendre compte aussi précisément que possible de l'objet pensé, sans ignorer la fragilité du dire – l'écart irréductible entre le dire et ce que l'on tente de dire).
Le corps pansé de Jean-Luc Nancy – si souvent malade et au bord du gouffre – avait donné lieu au corps pensé de sa philosophie, dans ses livres, ses articles, ses entretiens, ses conférences et autres interventions, sous de multiples angles, de l'éros jusqu'à la politique, du corps à la communauté. Un corps toujours limité, dont précisément la finitude recelait l'infini. Le sien, ô combien fragile, témoignait qu'un être humain, par son existence, est non seulement traversé d'infini, mais capable d'ouvrir par la pensée, par le langage, par la poésie, par l'amitié, une infinité de sens, capables de faire toucher l'infini de la vie. C'était déjà sensible dans l'éclat sombre de sa voix quand il parlait, comme dans l'intensité du silence, quand il écoutait son interlocuteur, si attentivement, pour saisir dans le propos, dans la question, la direction d'une réponse qu'il allait lui-même découvrir et dont souvent il s'étonnait, par-delà tout le savoir qu'il était capable de mobiliser parce qu'il lui avait fait place en lui. Présence d'un homme qui avait toujours soif d'apprendre, d'explorer, d'entrer en contact…
Article d'abord paru sur le site d'Esprit.
Photo : Wikimedia
Notes :
[1] Jean-Luc Nancy, L'Intrus, Paris, Galilée, 2000.
[2] Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000
[3] Jean-Luc Nancy, La peau fragile du monde, Paris, Galilée, 2020