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Quelle Europe ?

Vendredi 21 septembre 2007, par Immanuel WALLERSTEIN

L’Union Européenne (UE) vient juste de célébrer le 50e anniversaire de la signature des Traités de Rome, le 25 mars 1957. Il ne reste qu’une seule personne en vie qui ait pris part à cet événement, le Français Maurice Faure, qui semble un peu désillusionné par l’état de l’Europe. A cette occasion, le titre du Monde évoquait une « morosité » européenne sur le thème de l’Europe, celui de l’International Herald Tribune parlait d’une « inquiétude ». La raison immédiate de ce cinquantième anniversaire peu enthousiaste, c’est bien sûr le rejet par la France et la Hollande, en 2005, de la nouvelle Constitution européenne soumise au référendum populaire.

La Chancellière allemande Angela Merkel, qui est la Présidente en exercice de l’UE, a tenté de donner une tournure positive aux événements en invitant les Etats membres à Berlin pour cet anniversaire, afin de les inciter tous à adopter une proposition assez ambiguë de relance des négociations en vue de nouveaux pas en avant sur le plan politique. La question est dès lors la suivante : à quoi l’Europe devrait-elle ou pourrait-elle ressembler dans cinquante ans – en 2057 ?

Entre le pessimisme et la déprime des médias et des politiciens, Harris Interactive a publié les résultats d’un sondage d’opinion réalisé dans cinq pays d’Europe Occidentale (la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne), ainsi qu’aux Etats-Unis, sur l’Europe de 2057. Ce sondage a réservé quelques surprises. Presque tout le monde était certain que l’UE fonctionnerait encore en 2057 et que l’euro serait devenu la monnaie standard. Un tiers seulement pensait que les relations de l’Europe avec les Etats-Unis se seraient améliorées.

Mais les plus surprenants résultats sont venus des réponses des personnes interrogées sur l’expansion de l’UE. Un tiers, voire une moitié des sondés (selon le pays) estimaient que la Russie ferait alors partie de l’Union Européenne (quelque chose que pratiquement personne ne défend en ce moment), et plus encore, s’attendaient à ce que la Turquie en soit membre (quelque chose de très controversé aujourd’hui). Compte tenu de tout le bruit politique fait actuellement sur le fait que ces deux évolutions seraient de mauvaises idées, il semble que les Européens, dans le rôle de prédicteurs du futur, ne sont pas d’accord ou du moins, qu’ils ne s’attendent pas à autre chose.

Ce que cette contradiction dans les prises de position révèle, c’est la différence entre politique et géopolitique. La politique résulte fondamentalement de l’interaction immédiate de multiples acteurs sur l’arène politique, qui reflète leurs préoccupations à court terme. Dans cette perspective, l’Europe pourrait être considérée comme branlante. Mais la géopolitique renvoie aux tendances à moyen terme qui font pression sur les acteurs agissant à court terme, et reflètent des intérêts à long terme. Très peu de gens, et sans doute très peu de politiciens, ont des apréhensions, des préférences ou des opinions géopolitiques. Pourtant, les tendances géopolitiques influencent la plupart des gens sans qu’ils en prennent vraiment conscience.

Le groupe qui s’était réuni à Rome, en mars 1957, était exceptionnel en cela qu’il avait une vision géopolitique bien précise et, jusqu’ici, il s’est trouvé largement justifié par la réalité des évolutions historiques. La Chancelière Merkel a tenté de persuader les autres chefs de gouvernement de considérer l’Europe dans une perspective géopolitique, plus proche des attentes des Européens de l’Ouest, telle que reflétée par les résultats du sondage. Quelle sorte d’Europe verrons-nous probablement en 2057 ? Il y a trois éléments clés pour toute réponse à cette question. Avant tout, vu le déclin géopolitique rapide des Etats-Unis, nous sommes au seuil de la création d’un système-monde véritablement multipolaire. La question pour l’Europe c’est de savoir si elle peut entrer en compétition – économiquement, politiquement, culturellement –, non pas avec les Etats-Unis, mais avec l’Asie Orientale. Cela dépend en partie de la capacité de l’Asie Orientale (Chine, Japon et Corée) de faire bloc de façon significative. Mais cela dépend aussi de la capacité de l’Europe de créer une structure politique plus cohérente et, de surcroît, d’inclure autant la Russie que la Turquie.

La seconde considération renvoie à la question suivante : l’Europe sera-t-elle capable de se transformer d’un continent chrétien en un continent multi-religieux. Le pape Benoît XVI a fait de la « rechristianisation » de l’Europe la priorité n° 1 de l’Eglise catholique d’Europe. Il attribue le « dangereux individualisme » européen à sa « sécularisation » historique. L’Europe, dit-il, « sombre dans l’apostasie » et « perd la foi dans son propre futur », et il définit cela comme un véritable « effondrement culturel ».

Les évolutions géopolitiques ne semblent pas refléter les désirs du pape. Le pourcentage de musulmans croît chaque jour, en même temps que diminue le nombre de chrétiens pratiquants. Mais le pape a-t-il raison de penser que cela implique l’ « effondrement culturel » de l’Europe ? Ou l’Europe peut-elle développer une culture nouvelle, ragaillardie, qui tablerait précisément sur sa recomposition démographique ? La réponse reste ouverte.

Et finalement, l’Europe de 2057 sera-t-elle une île de relative stabilité intérieure ou une zone de conflits internes aigus ? Voilà la question sociale – dans quelle mesure l’Europe peut-elle contrer la polarisation interne croissante causée par les pressions néolibérales ? Jusqu’ici, l’Europe a opposé une certaine résistance à l’appel au démantèlement de l’Etat providence. Mais les pressions ne diminuent pas, elles augmentent. Une Europe néolibérale ne peut probablement pas être une Europe tranquille. Dans un système-monde en crise structurelle, l’Europe peut-elle jouer plutôt le rôle d’une force de transformation positive ? Cette question reste elle aussi ouverte.

WALLERSTEIN Immanuel

* Commentaire n° 207, du 15 avril 2007. Publiées deux fois par mois, ces chroniques sont conçues comme des réflexions sur le monde contemporain envisagé sur le long terme, au-delà des gros titres conjoncturels. Traduction française du bimensuel suisse solidaritéS (www.solidarites.ch), revue par I’auteur.