Alors que l’occupation américaine s’enlise en Irak, le débat s’envenime aux États-Unis. Les superfaucons autour du président, dont le vice-président Dick Cheney et les responsables de la défense Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz, sont sur la sellette. Sénateurs et Congressmen, dont certains Républicains, s’interrogent publiquement sur le bien fondé et surtout sur les résultats de cette guerre présentée au départ comme une opération de police qui allait rapidement installer au pouvoir des Irakiens complaisants et avides de collaborer avec Washington.
Divisions au sommet
Selon Phyllis Bennis, chercheur à l’Institute of Policy Studies de Washington, c’est la « coalition arc-en-ciel » créée autour du Président qui est menacée : « Bush avait unifié des courants très diversifiés, qui se sont retrouvés derrière lui par opportunisme, comme les militaristes « traditionnels », liés au Pentagone et à l’industrie militaire, mais aussi l’extrême droite intégriste, elle-même une coalition hétéroclite qu’on connaît comme la Christian Right ». Tout ce beau monde a vu que le timing du 11 septembre ouvrait des portes pour relancer les bonnes vieilles méthodes de l’impérialisme. « Mais aujourd’hui, les forces armées et le complexe industriel-militaire se rendent compte qu’ils ont été en partie manipulés par les intégristes. Ils ne se reconnaissent plus dans un projet qui frise le délire et qui vise à remodeler le monde entier à l’image des extrémistes. » Mais attention de souligner Bennis, « ce n’est pas parce que Colin Powell (généralement identifié au camp « réaliste ») aime les peuples ou craint la guerre. Ses désaccords sont plutôt avec la tactique, notamment sur l’approche unilatéraliste qui domine actuellement à la Maison Banche ». De plus en plus, Bush et Rumsfeld sont accusés d’avoir surestimé leurs capacités, d’avoir éparpillé leurs forces : c’est la thèse de l’« overstrecht » (surextension) d’un « empire trop gourmand et trop ambitieux, mais qui n’a plus les moyens de ses ambitions », selon Bennis. « Powell veut ramener Washington les deux pieds sur terre et partager avec les autres puissances le poids de l’occupation en Irak, quitte à donner quelques bonbons à Paris, Berlin et Moscou ».
Un colosse au pieds d’argile ?
Le français Emmanuel Todd dans un livre choc publié l’an passé [1] est plus catégorique. Les USA sont selon le chercheur français confrontés à une triste réalité : « Le monde est trop vaste, trop peuplé, trop divers, trop traversé de forces incontrôlables. L’Amérique est trop faible, économiquement, militairement, idéologiquement. » Alors qu’on pensait la victoire américaine assurée dans le monde après l’écroulement de l’Union Soviétique, « l’Amérique a cru pouvoir étendre son hégémonie à l’ensemble du monde, alors même que son contrôle sur sa propre sphère était déjà en train de faiblir ». Pour Todd, les guerres récentes en Afghanistan et en Irak illustrent la faiblesse plutôt que la force des États-Unis. : « Les USA pratiquent le micromilitarisme théâtral, en écrasant des adversaires insignifiants, incapables de se défendre. Mais même sur ces terrains, l’incapacité de l’armée américaine à s’engager sur le terrain rappelle l’incapacité fondamentale de la superpuissance. Ni le mollah Omar ni Ben Laden n’ont été attrapés ». Selon l’universitaire américain Robert Gilpin, la vraie confrontation que les États-Unis. ne sont pas capables de mener est celle qui les oppose à ses alliés traditionnels devenus aujourd’hui trop forts et trop indépendants : « Si l’Europe et le Japon organisent chacun de leur côté leurs zones d’influence, ils rendront inutiles l’existence d’un centre américain du monde. » [2] Selon Hardt, « l’empire actuel n’a plus de centre, mêmes les États-Unis. n’en constituent pas le centre. Par ailleurs, les États-Unis., sans en être le centre, sont le territoire privilégié du développement de l’empire ». L’ « empire », une métaphore pour dessiner les contours du capitalisme mondial, est selon Negri différent de l’impérialisme traditionnel, notamment parce qu’il fonctionne en « réseau », par contrôle indirect, sans reposer sur les dispositifs traditionnels comme l’occupation ou la colonisation. Beaucoup de chercheurs pensent que Negri est allé un peu trop loin, que le monde est encore divisé entre quelques grandes puissances avec à leur tête les USA et les masses innombrables d’Afrique et d’Asie, mais sa proposition garde quelque chose d’intéressant. Effectivement, la mondialisation change les donnes entre les principaux acteurs, tant au sein des pays occidentaux qu’entre eux et les pays du Sud dont plusieurs émergent comme des poids lourds dans ce même processus (la Chine notamment).
Davos versus Porto Alegre
Le sociologue américain Immanuel Wallerstein estime que le monde actuel se dirige vers une sorte de chaos permanent, puisque d’un part, les États-Unis. ne sont plus capables de régimenter la planète, et puisque d’autre part, les principaux compétiteurs (Union Européenne, Chine, etc.) ne sont pas en mesure de mettre en place des structures hégémoniques. Il pense cependant que la plus grande bataille n’est pas entre les grandes puissances, mais entre ce qu’il appelle le projet de Davos et le projet de Porto Alegre. Davos est le point de ralliement des grands et même des très grands poids lourds du système mondial. Au delà des clivages trans-atlantiques, c’est dans cette ville suisse que se retrouvent chaque année les défenseurs du status quo. Porto Alegre est bien sûr l’anti Davos mais de plus en plus, un projet alternatif est en train d’en émerger. Paysans mexicains et métallurgistes allemands, écolos américains et féministes québécoises, élaborent une nouvelle architecture du pouvoir, de l’économie, de la société. Selon le sociologue américain, « nous sommes entrés dans une ère de transition anarchique. Personne ne contrôle complètement la situation, surtout pas une puissance hégémonique déclinante comme les USA. Les défenseurs de l’empire américain pensent qu’ils ont le vent dans les voiles, les vents en fait soufflent dans toutes les directions à la fois et le vrai problème, pour tous les bateaux, est d’éviter le naufrage. La possibilité que cette transition aboutisse à un ordre plus égalitaire et démocratique est totalement incertaine. Chose certaine, le monde qui émerge de cette anarchie sera la conséquence de nos actions, collectives et concrètes, dans les décennies à venir. » [3]