|  

Facebook
Twitter
Syndiquer tout le site

Accueil > français > Archives du site > L’arc des crises > Un combat pour l’âme de la Palestine

PALESTINE

Un combat pour l’âme de la Palestine

Jeudi 12 octobre 2006, par Jonathan Cook

Affrontements de Gaza

Cette semaine, les dirigeants israéliens ont fait passer à Condoleezza Rice le message que la catastrophe humanitaire et économique qui se produit à Gaza avait une seule cause, réversible : la capture par les combattants palestiniens d’un soldat israélien, Gilad Shalit, en juin dernier, sur une position d’artillerie, à la frontière, qui avait bombardé Gaza.
Quand Shalit sera rentré, les négociations pourront commencer a déclaré à Rice le ministre de la Défense d’Israël, Amir Peretz.
A en croire Peretz et les autres, les combattants et les 1,4 million habitants de Gaza auraient rendu service en exécutant tout simplement Shalit, il y a quelques semaines. Sans doute Israël aurait-il infligé une sanction terrible telle le bombardement de l’unique centrale électrique de la Bande - à moins, bien sûr, qu’il ne l’ait déjà fait pour se venger de la capture de Shalit. Mais, avec le soldat israélien mort, il n’y aurait plus aucun obstacle pour s’asseoir et discuter.
Seulement, nous savons bien, tous, qu’il y en aurait des obstacles. Car le refus de négocier d’Israël et la destruction de Gaza sont bien antérieurs à la capture de Shalit.
Le blocus économique par la communauté internationale de la Bande, par exemple, n’a rien à voir avec la capture du soldat : c’est parce que les Gazaouis ont eu la témérité de donner leur voix aux politiciens du Hamas en mars. C’est parce que les Palestiniens ont exercé leurs droits démocratiques que les Palestiniens titulaires de passeports américains et européens sont séparés de leur famille des Territoires occupés et refoulés.
Le nombre élevé de victimes palestiniennes dans la dernière période, des centaines de civils, est sans rapport avec Shalit. C’est, dit-on, la réponse qu’il faut aux roquettes artisanales Qassam tirées depuis la Bande sur Israël. De même que les bangs soniques des avions israéliens en pleine nuit qui traumatisent les enfants de Gaza.
Et à propos du refus d’Israël, l’an dernier, de coordonner son retrait de Gaza avec les forces de sécurité palestiniennes ? C’était parce qu’Israël n’avait « aucun partenaire pour la paix » - alors que le peu énergique Président, Mahmoud Abbas, du Fatah, dirigeait seul alors. Et l’arasement au bulldozer par Israël de vastes secteurs du camp de réfugiés de Rafah, densément peuplé, faisant des milliers de sans abri, n’a aucun lien avec Shalit non plus. C’est à cause de la contrebande d’armes par les tunnels. Et les assassinats extrajudicaires de dirigeants politiques et militaires palestiniens, avec leurs inévitables « dommages collatéraux » parmi les spectateurs, ils ont débuté bien avant que Shalit n’aille à sa première école. Ils sont censés constituer une composante essentielle de cette guerre interminable contre le terrorisme palestinien.
Autrement dit, Israël a toujours trouvé des raisons pour opprimer, détruire et tuer dans Gaza, quelles ques soient les circonstances. N’oublions pas que l’occupation israélienne a commencé il y quatre décennies, longtemps avant que quiconque n’ait entendu parler, ou rêvé, du Hamas. Les saccages israéliens dans tout Gaza se sont poursuivis avec la même violence alors que l’aile militaire du Hamas se retenait de toutes représailles suite aux provocations israéliennes et maintenait le cessez-le-feu depuis plus d’un an et demi.
Shalit n’est que le prétexte du moment, mais il y en a une foule d’autres qui pourraient être soulevés au besoin. Car pour Israël et son patron américain, toute résistance palestinienne à l’occupation illégale de Gaza et de la Cisjordanie est inacceptable. Quoi que fassent les Palestiniens - sauf se soumettre volontairement à l’occupation et abandonner définitivement leurs droits à leur patrie -, quoi qu’ils fassent, cela constitue un motif de « revanche » pour les Israéliens.
L’inactivité politique et militaire absolue est la seule option acceptée pour les Palestiniens, à la fois parce qu’elle implique l’acceptation de l’occupation, et parce qu’alors le monde pourra oublier tranquillement les souffrances de Gaza et de la Cisjordanie. Par contre, toute activité palestinienne - surtout si elle a des objectifs tels que la libération nationale - doit être sanctionnée.

Pile je gagne, face vous perdez

Tout ceci nous fournit le contexte pour pouvoir décoder les récents évènements de Gaza, où les combattants rivaux du Fatah et du Hamas se confrontent avec violence dans les rues.
Cela fait longtemps qu’Israël attend ce moment, depuis que le gouvernement Likoud, avec Sharon, a commencé à s’immiscer sérieusement dans la politique interne palestinienne, soutenant la création d’une organisation des Frères musulmans, qui deviendra plus tard le Hamas. Israël espérait alors qu’un parti islamiste serait un rempart face à la popularité grandissante du parti Fatah de Yasser Arafat, en exil, et au nationalisme palestinien laïc.
Les choses, bien sûr, ne se sont pas déroulées tout à fait comme prévu. Lors de la première Intifada déclanchée en 1987, le Hamas a adopté le même programme axé sur la libération nationale (avec, en plus, son accompagnement islamique) que le Fatah. Et les objectifs des deux mouvements se sont complétés mutuellement au lieu de se confronter.
Plus tard, quand Israël aura permis à Arafat de revenir dans les Territoires occupés conformément aux accords d’Oslo, le Président palestinien évitera autant que possible de répondre aux exigences d’Israël de sévir contre le Hamas, comprenant que ceci aurait provoqué une guerre civile nuisible à la société palestinienne et compromis, à terme, les chances d’un Etat.
De même que le successeur d’Arafat, Mahmoud Abbas, a résisté à la confrontation avec le Hamas, avec presque autant de soin qu’il a évité de défier les diktats israéliens. Au lieu de cela et jusqu’à récemment tout au moins, nous avons vu les combattants du Hamas et du Fatah, à Gaza, mener ensemble plusieurs opérations contre des positions de l’armée israélienne.
Mais les affrontements de cette semaine dans Gaza sont les premiers signes qu’Israël pourrait réussir ses plans visant à détourner la résistance palestinienne de son objectif commun - la libération nationale pour construire un Etat - et en pousser les forces à une guerre fratricide.
Comme le faisait remarquer Zeev Schiff, un ancien journaliste de Ha’aretz qui a des relations exceptionnelles avec l’armée : « Leçon n° 1 : le siège financier et économique international du gouvernement Hamas, conduit par les Etats-Unis, est une réussite. »
Il est certain que le blocus économique n’a rien à voir avec l’objectif du retour de Shalit, comme un officier supérieur de l’armée israélienne, soi-disant « spécialiste du contre-terrorisme », le soulignait lui-même cette semaine. « Du fait des désaccords entre les deux partis (Hamas et Fatah), la libération du soldat s’éloigne » a déclaré le colonel Moshe Marzouk sur le site web du quotidien israélien Yediot Aharonot.
Par contre, l’étranglement économique de Gaza a été le catalyseur du conflit interne palestinien. Inévitablement, les liens sociaux s’affaiblissent, se fragilisent et même se déchirent quand près de la moitié de la population est sans emploi et plus des trois quarts vivent dans la pauvreté. Si les enfants ont faim, les parents finissent par s’opposer à leur gouvernement - même s’ils sont d’accord avec ses objectifs - car il faut mettre de quoi manger sur la table.
Une bataille pour l’âme même du nationalisme palestinien
Mais la paupérisation de Gaza n’explique pas, par elle-même, les causes de ces affrontements, ni les motivations des factions. Il ne s’agit pas juste de savoir qui pourra ramassera les restes de la table du maître, ou même si c’est un combat entre deux partis - Hamas et Fatah - pour la maîtrise du gouvernement. Il s’agit, maintenant, pas moins, d’une bataille pour l’âme même du nationalisme palestinien.
Ce n’est pas un hasard si la communauté internationale, à la demande d’Israël, exige trois conditions du gouvernement du Hamas dont le refus est censé justifier l’étranglement de l’économie de Gaza. Les conditions sont bien connues maintenant : reconnaître Israël, renoncer à la violence et respecter les accords antérieurs.
Voyons, en aparté, le manquement d’Israël - bien pire en tant que côté le plus fort - à respecter lui-même chacune de ces conditions. Les observateurs font rarement remarquer qu’Israël n’a jamais reconnu le droit des Palestiniens à un Etat, même pas avec les accords d’Oslo, ni précisé le tracé de ses propres frontières ; il n’a pas, un seul instant, renoncé à la violence contre la résistance palestinienne à l’occupation ; et il a violé systématiquement ses engagements, notamment en développant son programme de colonies illégales et en annexant la terre palestinienne sous couvert de la construction du mur en Cisjordanie.
Mais plus bizarrement, les observateurs omettent aussi de relever que le Fatah, d’abord avec Arafat puis avec Abbas, a accepté les trois conditions il y a bien des années, et que son accommodement aux exigences israéliennes n’a jamais aidé à faire avancer d’un pouce le combat pour un Etat.
Arafat et l’OLP ont reconnu Israël à la fin des années 1980 et le leader palestinien a, de nouveau, signé cette reconnaissance dans les accords d’Oslo. En revenant dans les Territoires occupés en tant que dirigeant de l’Autorité palestinienne, Arafat renonçait également à la violence contre Israël. Il a dirigé les nouvelles Forces de sécurité dont la tâche était de sévir contre la dissidence palestinienne, de ne pas répondre aux nombreuses provocations de l’armée israélienne ni combattre l’occupation. Bien sûr, Arafat et le Fatah, à la différence d’Israël, avaient toutes les raisons de vouloir que soient respectés les accords antérieurs : ils les croyaient, à tort, être le meilleur espoir pour gagner un Etat. Ils ne croyaient pas dans la mauvaise foi d’Israël, ni dans la continuation et l’intensification du projet colonial.
Ainsi, la leçon qu’a pu apprendre le Hamas pendant les années de direction du Fatah, c’est que les conditions posées n’étaient et ne sont qu’un piège, qu’elles n’ont été imposées par Israël que pour gagner la soumission palestinienne à l’occupation, et non pas la libération nationale. Pendant les années d’Oslo, il y a eu de gros avantages à accepter les conditions israéliennes, non comme dividendes d’une paix qui conduirait à un Etat palestinien, mais par les récompenses qui découlaient de la collaboration avec l’occupation, une corruption furtive qui a enrichi de nombreux dirigeants du Fatah et gardé ses partisans sous une vaste bureaucratie gouvernementale, à un niveau de vie élémentaire.
Après le déclanchement de la seconde Intifada, une majorité d’électeurs palestiniens ordinaires ont commencé à se rendre compte, finalement, de cette complicité préjudiciable du Fatah avec l’occupation. Par exemple, si les activistes palestiniens, israéliens et internationaux essayaient de manifester contre la construction du mur israélien en Cisjordanie et l’annexion qui en découle de larges bandes de terre palestinienne, les manifestants se trouvaient confrontés à des obstacles placés à chaque tournant sur leur chemin par le parti régnant Fatah. Des dirigeants ne voulaient pas compromettre, par l’arrêt du mur, les contrats de ciment et de construction qu’ils avaient avec Israël. La libération était reportée pour un profit le plus immédiat.
En signant aux mêmes conditions que le Fatah, le Hamas abandonnerait quasiment ses objectifs de libération nationale et laisserait tomber la majorité de ces électeurs qui ont compris que les rapports corrompus du Fatah avec Israël devaient cesser. Le Hamas s’autodétruirait et c’est bien pour cette raison qu’Israël insiste si énergiquement auprès de la communauté internationale pour obliger le Hamas à céder.
« Les Palestiniens ont besoin d’un gouvernement qui réponde à leurs besoins et satisfasse aux conditions du Quartet » disait Rice cette semaine, ajoutant qu’elle voulait appuyer les « modérés » comme Abbas.
Les combats dans les rues de Gaza représentent un moment déterminant, un moment qui pourrait bien décider si un gouvernement d’unité nationale, dans la visée d’un Etat palestinien, est possible.
La question est la suivante : le Fatah va-t-il obliger le Hamas à céder aux exigences israéliennes et à le coopter, ou le Hamas va-t-il obliger le Fatah à abandonner sa collaboration et à revenir sur la voie initiale de la libération nationale ?
Il n’y a pas d’enjeux plus vitaux. Si le Hamas gagne, alors les Palestiniens auront l’occasion de relancer l’Intifada, un combat nécessaire, consensuel, pour faire cesser l’occupation, combat unissant religieux et laïcs et tentant d’inverser la pression de la communauté internationale. Comme dans la plupart des luttes de libération nationale, le coût en vies humaines et en souffrance pourrait être exorbitant.
Si le Fatah gagne et le Hamas chute, nous reviendrons au processus d’Oslo et à la collaboration palestinienne officielle avec Israël, avec le consentement d’une ghettoïsation de la population - cette fois derrière des murs. Un tel arrangement pourrait se conclure sous la direction du Fatah ou, plus probablement, dans l’option privilégiée internationalement, d’un gouvernement de technocrates palestiniens, vraisemblablement contrôlés par Israël et les Etats-Unis.
Il est aisé d’en deviner les conséquences. Si les espoirs des Palestiniens ordinaires dans la libération nationale sont à nouveau anéantis, et si le Hamas faiblit comme l’a fait le Fatah avant lui, alors toute ces énergies populaires, frustrées, se manifesteront à nouveau, pour se libérer et probablement emprunter une voie différente du Hamas et du Fatah.
Si l’objectif d’un Etat palestinien devient inaccessible, le danger existe que beaucoup de Palestiniens regarderont ailleurs pour libérer leur pays, pas nécessairement à l’échelon national, mais à l’extérieur, sur une base régionale et religieuse. L’élément islamique du combat - actuellement de surface, même avec le Hamas, dans ce qui est toujours un mouvement de libération nationale - se développera et s’approfondira. La libération nationale s’accrochera au wagon du Jihad religieux.
Israël et les Etats-Unis ne l’ont-ils donc pas compris ? Ou peut-être que, tels des tueurs en série incapables de sortir de la voie du crime, ils ne peuvent modifier leur route.

*Jonathan Cook est écrivain et journaliste, il habite Nazareth, Israël. Son livre Sang et Religion : démasquer l’Etat juif et démocratique, est publié par Pluto Press.


Voir en ligne : http://www.jkcook.net