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RWANDA - FRANCE

Les responsabilités de la France dans la génocide

Entrevue avec Colette Braeckman

Samedi 8 novembre 2008

● Plusieurs rapports existent concernant le génocide au Rwanda, où près de 800 000 Tutsis, mais aussi des Hutus modérés, ont été assassinés. Est-ce que celui dirigé par l’ex-ministre de la Justice du Rwanda, Jean de Dieu Mucyo, publié en août, apporte des éléments nouveaux ?

Colette Braeckman – Oui, parce que les rapporteurs ont eu accès aux archives rwandaises et qu’ils ont tout de même écouté plusieurs dizaines de témoins. On a donc surtout une vision d’ensemble beaucoup plus complète de l’implication française, avant et pendant le génocide.

● Comment expliquer que l’armée française a été partie prenante du génocide, de sa préparation à la protection de la fuite des génocidaires, lors de l’opération Turquoise ?

C. Braeckman – Une solidarité très ancienne, qui date d’avant les années 1990, s’est renforcée par la mise en application du traité de coopération militaire, en 1990, où l’armée française a vraiment été en première ligne pour contrer l’invasion du Front patriotique rwandais (FPR) depuis l’Ouganda. Après, on a assisté à une espèce de logique militaire, où l’armée française s’est « prise au jeu » et est devenue, non pas l’adjointe de l’armée rwandaise, mais pratiquement l’acteur principal. Avec le soutien de l’Élysée, elle a mis en œuvre toutes ses capacités afin de mener une guerre moderne contre un mouvement qui se voulait un mouvement de guérilla et de libération. Je crois que la classe politique française dans son ensemble et l’opinion publique d’un grand pays démocratique comme la France ont été tenues à l’écart de cette logique militaire. À cela, s’ajoutait l’endoctrinement militaire, qui faisait du Rwanda un bastion de la francophonie qu’il n’était pas possible d’abandonner. Enfin, des réminiscences de guerres coloniales se sont appliquées au Rwanda.

● Beaucoup de commentateurs émettent des doutes sur la véracité des éléments de ce rapport. Quel est votre sentiment ?

C. Braeckman – D’abord, il y a deux choses. Il est évident que le rapport est uniquement à charge. Ce n’est pas un rapport de juge d’instruction, qui travaille à charge et à décharge, encore que le rapport Bruguière était aussi uniquement à charge. Donc, c’est un peu l’antirapport Bruguière, qui accable unilatéralement l’armée française. Il donne, à mon avis, un caractère systématique et délibéré à certains faits qui, pour moi, ont peut-être eu lieu, mais de façon très parcellaire et très isolée. Par exemple, il y a peut-être eu des cas de viols de femmes rwandaises par des militaires français mais, selon moi, cela ne peut être que des bavures, des cas isolés dans un campement. Franchement, j’ai peine à croire que, lors de cette opération, très médiatisée et en présence de nombreux témoins, il y ait eu des viols systématiques de dizaines de femmes passées entre les mains des Français. Le rapport dit aussi qu’on a jeté des corps au-dessus de la forêt, depuis des hélicoptères. On s’est peut-être débarrassé de certains corps, on a peut-être fait quelques actions d’intimidation, mais je ne peux pas imaginer que des dizaines de corps aient été jetées au-dessus de la forêt de Nyungwe sans que personne n’en parle jusqu’à aujourd’hui. Tout à la fin du rapport, un document en provenance du Congo fait état des soutiens de l’armée française aux forces hutues se trouvant dans les forêts du Congo. Il semble bien que ce document soit un faux. Ce sont de petites choses en regard de l’ensemble du rapport mais, malheureusement, elles hypothèquent un peu sa crédibilité.

● Pourquoi ce rapport, dont les accusations sont extrêmement graves pour la France et son armée, a-il été reçu dans une quasi-indifférence générale ?

C. Braeckman – D’une part, il est sorti à un très mauvais moment, au mois d’août, en pleine période de vacances, quand le public n’est pas tout à fait attentif et présent. D’autre part, c’est l’omerta, la loi du silence, qui fait que, depuis 1994, on ne connaît pas la vérité de l’implication française au Rwanda. Quelques journalistes, comme Patrick de Saint-Exupéry et d’autres, ont essayé d’aller un peu plus loin, mais ils sont très minoritaires. Alors, donner une grande publicité au rapport Mucyo, pour tous ceux qui se sont tus pendant quatorze ans, c’est se dédire et s’exposer aux questions : pourquoi n’avez-vous rien fait, rien dit ? Pourquoi n’avez-vous pas fait votre travail d’investigation ? La vue d’ensemble du rapport Mucyo est juste : c’est un travail qui a été bien fait, mené en profondeur. Malheureusement, quelques éléments sont sujets à caution et peuvent être utilisés pour discréditer le rapport, ce qui est injuste au regard du travail fourni.

● Comment, au Rwanda et notamment dans sa population, ce rapport a-t-il été accueilli ?

C. Braeckman – Il a eu une certaine publicité au Rwanda même. J’y suis allée deux semaines après, et les gens disaient : « Nous, on savait déjà tout cela. » Les gens racontaient avoir vu des Français participant aux opérations militaires à Ruhengeri [nord du pays, NDLR]. Sans avoir la vision d’ensemble que donne le rapport, ils confirment, par des témoignages oculaires, la véracité de ce qui est dit.

● La mise en place d’une commission d’enquête parlementaire en France serait-elle, d’après vous, une bonne initiative ?

C. Braeckman – Je crois que ce serait un travail vraiment très utile. De plus, il n’est pas impossible à mener, la mission d’information parlementaire Quilès ayant déjà déblayé le terrain. D’ailleurs, le travail de la commission Mucyo repose, en bien des points, sur celle-ci. Une commission parlementaire pourrait déjà s’inspirer des avancées, des documents et du travail déjà fournis pour revérifier et affirmer certains points. Cela ne serait même pas un énorme travail documentaire ; il faudrait simplement avoir le courage politique de le mener jusqu’au bout, et d’en tirer les conclusions adéquates.

Colette Braeckman, grand reporter au quotidien belge « Le Soir », est l’une des meilleures spécialistes de la région des Grands Lacs en Afrique. Elle est notamment l’auteure de « Rwanda : histoire d’un génocide » (Fayard, 341 pages, 20 euros). Dans « Les Nouveaux Prédateurs » (Fayard, 309 pages, 19 euros), elle analyse la politique de l’Ouganda et du Rwanda vis-à-vis de la République démocratique du Congo. Elle collabore également au « Monde Diplomatique » et tient un blog (http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/).

* Paru dans Rouge n° 2273, 06/11/2008.. Propos recueillis par Paul Martial.