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Amérique du sud

Les dessous de la quasi-insurrection en Bolivie

Jeudi 9 juin 2005, par Alternatives international

La Bolivie une fois de plus dans son histoire mouvementée est la scène d’une immense mobilisation populaire, pas tout à fait une insurrection généralisée, mais beaucoup plus qu’une manifestation de masse. 500 000 paysans, ouvriers, autochtones, petits commerçants, enseignants, occupent (9 juin) les principales artères du pays. La revendication ? Rien de moins que la démission totale du gouvernement.

Le fond de l’air est rouge

Depuis mai, ça ne dérougit pas. Après avoir obtenu la démission du président Mesa, les insurgés ont gagné en confiance et remettent cela. « Que se vayan todos » ! (Qu’ils partent tous) : le slogan argentin est approprié par les Boliviens dans un gigantesque rejet d’une élite politique corrompue et illégitime. Dans la capitale La Paz, dans les autres grandes villes comme Cochabamba et Oruro, se dessine un siège lourd et menaçant. Les manifestants sont organisés en contingents : paysans et autochtones de la Fédération des Cocaleros et de l’Union bolivienne des paysans et des travailleurs, syndicalistes de l’historique Confédération ouvrière bolivienne (COB), dont des groupes de mineurs armés, et les sections organisées des barrios de l’Altiplano, comme la Fédération des associations de quartier d’El Alto. (FEJUVE). L’armée de toute évidence tergiverse. En son sein se dessinent des courants populistes qui rêvent d’un Hugo Chavez bolivien. L’insurrection est dans l’air.

Le massacre se prépare

La classe dominante hésite aussi. Le système de partis est en miette. Depuis la fuite honteuse du précédent Président Sánchez de Lozada, un voyou et un voleur qu’avaient imposé le FMI et Washington, l’élite est discréditée. Carlos Mesa qui lui a succédé et qui vient aussi de démissionner a tout tenté pour calmer le jeu et coopter l’opposition, avec des promesses de réforme, et en engageant un « référendum » sur la question explosive de la nationalisation des ressources de pétrole et de gaz (la Bolivie en détient des réserves immenses). Il avait dans un sens presque réussi son pari car une partie de l’opposition, regroupée dans le MAS dirigé par Évo Morales (leader des cocaleros) avait accepté de jouer le jeu. Mais finalement, la rue a eu le dernier mot. Des quantités invraisemblables de paysans et d’ouvriers se sont soulevées, réclamant rien de moins que la nationalisation totale de ces ressources, et rejetant les diverses tentatives d’accommodement, notamment l’augmentation proposée des royalties payées par les multinationales. Aujourd’hui, le face à face est total. Dans l’est du pays partiellement contrôlé par une élite locale ultra-droite alliée aux multinationales, les milices font la loi. L’élite en question réclame l’« autonomie », qui lui permettrait de contrôler les ressources gazières. Au-delà des affrontements violents qui ont lieu à Santa Cruz et dans la région orientale, les forces de la réaction se refont des forces et préparent l’écrasement de la quasi-insurrection.

Le mouvement populaire hésite

Les différentes organisations populaires ont atteint un niveau d’organisation et d’articulation exceptionnel. Mais des éléments restent manquants. Le MAS, de loin le principal mouvement politique à gauche, navigue à vue. Évo Morales, qui avait en fait gagné la dernière élection présidentielle (2002) mais qui avait perdu le pouvoir par suite des fraudes éhontées pratiquées allègrement par la « démocrature » bolivienne, est courtisé par la classe dominante. On serait prêts dans les beaux quartiers de la capitale, et même à Washington, à lui céder le pouvoir, à condition qu’il s’engage à respecter les « règles du jeu », notamment à se démarquer du mouvement populaire sur la question de la nationalisation du pétrole. Cette question est à la fois symbolique et réelle. Et elle doit être « gagnée » d’un côté ou de l’autre. Après tout, la quasi-insurrection actuelle découle du soulèvement populaire de Cochabamba en 2002. La population avait expulsé de la deuxième ville du pays la multinationale Betchel et écrasé le projet de privatisation de l’eau. Éviter une telle défaite à l’échelle nationale et diviser le mouvement (on offre finalement à Morales d’augmenter les taxes et redevances payés par les multinationales) serait la porte de sortie « honorable » pour la classe dominante et l’impérialisme.

Les enjeux géopolitiques

Les évènements de Bolivie ont une immense répercussion sur la région andine où le Pérou et surtout l’Équateur sont sur le bord du gouffre. La période « noire » du mouvement social péruvien matraqué par la répression étatique et manipulée par Sendero Luminoso tout au long des années 1980 est en voie d’être résorbée. En Équateur, le gouvernement ne tient que par la peau des dents et les autochtones qui avaient été manipulés par le système politique lors des dernières élections sont dans une phase ascendante. L’insurrection bolivienne pourrait tout chambarder. Au-delà des Andes, l’impact est aussi potentiellement très grand, au moment où le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, sont la scène de grandes mobilisations. Paradoxalement, le gouvernement brésilien, qui investit beaucoup dans la constitution d’un « front latino-américain » pour faire échec à la domination américaine, a une politique ambiguë sur la Bolivie. C’est peut-être lié au fait que la gigantesque corporation publique brésilienne PETROBRAS dispose de très grands intérêts dans le gaz bolivien.

« On peut tout prévoir sauf l’avenir » (Groucho Marx)

Le gouvernement, mais plus fondamentalement l’État et la classe dominante, sont à terre en Bolivie. Est-ce que le mouvement populaire et la gauche seront assez audacieux pour le ramasser dans le caniveau ? Extraordinairement organisé et militant, le mouvement se cherche une direction stratégique. Le vent de gauche qui souffle partout sur le continent aboutit à un « scénario » de « sortie de crise » qui implique généralement, comme au Brésil ou en Argentine, un grand « compromis historique », qui est accepté « par en bas » comme un moyen pour éviter le pire puisque la perspective d’une guerre civile populaire semble trop exigeante et risquée. Reste à voir ce qui se peut se produire dans le cas bolivien. Car dans ce pays (mais aussi dans toute la région andine), l’élite et l’impérialisme se sont construits sur un véritable apartheid social qui non seulement exploite et pille, mais nie même la citoyenneté de ces « bâtards d’Indios ». Aujourd’hui ces damnés de la terre disent basta en refusant d’emblée les « accommodements raisonnables ». Oseront-ils « monter à l’assaut du ciel » ???