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Le mouvement social et la nouvelle « guerre de position »

Quatrième partie : Le mouvement social au défi

Mercredi 7 février 2007, par Pierre BEAUDET

Le mouvement social est fort et il est faible. Il est fort de plusieurs victoires qui forcent les dominants à reculer. Il est fort d’avoir imposé ici et là de nouvelles avancées démocratiques. Et le mouvement social est faible. Il est loin d’avoir réunifié les classes populaires autour d’un projet à la fois utopique et faisable. Il est encore souvent déjoué par les tactiques de la droite. Il reste englué dans notre passé catastrophiste et avant-gardiste.

Pour certains, le choix est se lancer à l’assaut du ciel et de forcer la rupture entre notre mouvement social et les dominants, y compris dans leur appropriation de l’espace politique. Il faut donc que la « gauche de la gauche », qui repose sur le mouvement social, se projette à l’avant-plan, quitte à réaliser des ruptures douloureuses. Pour d’autres, un tel tournant comporte plus de désavantages que d’avantages. La force du mouvement social repose sur son extériorité à une certaine temporalité politique, sur sa définition par l’agir plutôt que sur la base de l’adhésion à un programme de transformation qui nécessairement délimite l’horizon des luttes. Il tire sa force de sa proximité avec la galaxie des revendications et des résistances et du fait qu’il ne tente pas de les « réduire » ou de les hiérarchiser. Il se redéfinit perpétuellement par l’inclusion de nouvelles identités de lutte en phase avec les bouleversements des rapports de force et des cycles du capitalisme. Mais dans son effort de coaliser ces processus hétérogènes, le mouvement social parvient parfois à les coaliser et donc à les réunifier sans les aplatir dans des évolutions nécessairement conjoncturelles, éphémères.

Faire DU politique ou faire DE LA politique

Dans ce contexte, le mouvement social « est » politique, mais ne « fait » pas de politique. Il faut continuer de fonctionner, d’exercer son influence dans l’espace politique tel qu’il existe, pas sur une autre « planète » ou en attendant que le grand soir ne survienne sur la base de la grande crise. Dans l’immédiat, cet espace est limité. Il y a le néolibéralisme militarisé d’un côté et le social libéralisme de l’autre qui s’exprime de plusieurs manières. Mais au-delà de ses versions, ce social libéralisme qui hérite d’une social-démocratie en lambeaux apparaît comme un allié par défaut. Les masses en mouvement acceptent, sans beaucoup d’illusion (et parfois même en se bouchant le nez) de l’appuyer, non pas comme une capitulation, mais comme une manière de déstabiliser la droite.

Au-delà de ces différences tactiques importantes entre ceux qui veulent avancer directement sur le terrain politique et ceux qui veulent le déterminer « de l’extérieur », il existe cependant un consensus fort qui s’est réarticulé dans le sillon des idées du FSM. Tout le monde (ou presque) a intériorisé l’idée qu’il ne peut plus être question de subordonner le mouvement social à des projets politiques immédiats. La majorité des mouvements accepte le principe qu’il est inacceptable de censurer des groupes subalternes au nom de la « ligne juste » ou de la « contradiction principale ». Bref une idée structurante émerge depuis quelques années et comme elle continue de faire avancer les choses, les mouvements sont en général conscients qu’il ne faut pas dévier de l’itinéraire entrepris pour stimuler une force populaire consciente, propositionnelle.

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Réformisme radical

Plusieurs s’interrogent sur le refus de bien des mouvements sociaux de se prononcer pour une « grande » perspective de transformation bien définie, comme cela était le cas pour des générations précédentes pour lesquelles le projet portait un nom, le « socialisme ». On est interpellés également par le fait que des mouvements semblent satisfaits de se limiter à un horizon limité et visible de revendications sociales, comme si le fait de gagner « un peu » au niveau de revendications qui font consensus et qui sont claires est en soi un énorme avancement. Pour certains, ce réformisme radical reflète l’immaturité du mouvement, « question de temps » disent d’autres. Pour d’autres, cette articulation traduit plutôt le refus de perte d’autonomie et de sens qui provient souvent des tentatives de« harnacher » le mouvement, de le discipliner vers une certaine direction. Dans une optique, le mouvement ne capitule pas parce qu’il ne nomme pas le projet « idéal » ou à long terme qui sera l’apothéose de ces luttes, mais au contraire, il relance la contestation et la rébellion sociale d’une manière encore plus accentuée.

La « guerre de position » justement

On se souviendra du contexte dans lequel Gramsci avait utilisé cette image dans ses « Lettres de prison ». Le théoricien du Parti communiste italien alors emprisonné estimait que le mouvement social ascendant en Europe du vingtième siècle était dans une impasse devant le mur d’un capitalisme militarisé disposant d’une hégémonie sur la société. Le « coup fumant » de la révolution russe, pensait Gramsci, ne pouvait tout simplement pas être répété : la structure de classe européenne était en mesure de résister aux coups de boutoir qui avaient achevé le tsarisme en Russie et par conséquent, la rupture révolutionnaire n’était pas à l’ordre du jour. Pour Grasmci, la Russie était l’exception, non la règle, car l’extraordinaire conjonction des forces entre l’écroulement d’un Empire déclinant, la décomposition rapide de son armée et l’éclatement de la paysannerie, couplés à l’émergence d’un mouvement social dynamique dans les centres capitalistes urbains, ne pouvait pas se « reproduire ». D’une « guerre de mouvement » offensive et jusqu’au-boutiste comme l’avaient défini les militants russes, le mouvement devait bifurquer et passer à une « guerre de position ».

Bifurcation

Celle-ci impliquait un mouvement lent, un grignotage des positions de l’adversaire, une longue série de combats laborieux, épuisants durs, aussi bien sur le plan des forces que sur le plan des idées. Dans cette vision, l’État contrairement à une perception bien ancrée n’était pas un « objet » ou un « lieu » à capturer tel un « palais d’hiver » (Lénine l’avait également bien vu), mais un rapport multidimensionnel de forces à transformer. Mais dans le sillon de la révolution d‘octobre et de l’immense enthousiasme qu’elle avait déclenché, les masses en mouvement n’étaient pas tentées d’écouter cette perspective et en conséquence, elles se lancèrent effectivement à l’assaut du ciel pour aboutir à une série de catastrophes, comme celle qui survint en Allemagne.

À l’autre bout du monde cependant, les cruels échecs de la première révolution chinoise forcèrent le mouvement social à élaborer une autre stratégie. Les masses urbaines et le Parti communiste totalement décimés par des assauts frontaux contre le pouvoir eurent l’intelligence de penser le repli, de transformer la défaite en victoire, et de relire la science de la guerre de classe comme l’art de la survie, du contournement, de la patience. Plus tard dans les années 1960, la proposition gramscienne est réapparue, mais pour être également marginalisée devant le torrent d’un nouvel insurrectionnelle tiers-mondiste. Aujourd’hui une nouvelle exploration du thème s’impose. Certes, la situation a bien changé. Intuitivement, le mouvement social sait qu’il doit éviter la défaite et trouver une façon de garder ses forces, son ascendant moral, et de maintenir ses efforts pour construire une nouvelle hégémonie.

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Action directe, citoyenne, non-violente

À part quelques phénomènes résiduels ou des exceptions qui s’expliquent par l’histoire (Colombie, Népal), le mouvement social a laissé tomber l’attraction importante qu’il manifestait pour la lutte armée, de type insurrectionnel ou de type « guerre populaire prolongée » qui avait dans une large mesure influé sur l’agenda politiques des années 1960-70. Certes les grandes défaites qui ont été marquées par les dominants contre cette galaxie de mouvements armés expliquent ce tournant, en partie au moins. Plus encore, les éléments de réflexion sur cette question ont permis de dégager un bilan assez critique, établissant des liens entre avant-gardisme, substitutisme et insurrectionnisme. Aujourd’hui il semble clair pour la majorité des mouvements que la lutte de masse via l’action de résistance non armée est non seulement plus efficace, mais aussi plus légitime et plus en phase avec les valeurs du mouvement social. Ce qui ne veut pas dire un tournant « philosophique » de type gandhien, par ailleurs. L’autodéfense des masses en lutte n’est pas un interdit ni un tabou. Mais il faut savoir quand, où et comment. Dans ce sens, la dimension militaire des Zapatistes, principalement symbolique et appuyée sur une mobilisation de masse, est peut-être indicative de ce qui s’en vient.

Envahir les tranchées de l’adversaire

Aujourd’hui aux confins de la planète dans certains pays dont la plupart des gens ignorent même le nom se jouent des enjeux considérables. Au Népal par exemple, un mouvement paysan organisé par un parti qui se définit comme maoïste est parvenu aux portes du pouvoir. Aux portes seulement, car son leadership a l’intelligence de constater que la rupture est hors de portée. Pas seulement sur une base strictement militaire. Mais du fait que la montée des groupes subalternes (paysans, minorités ethniques, femmes) que représente cette coalition doit politiquement se négocier un espace avec une fraction des dominants et une partie des classes populaires urbaines. En Équateur, le mouvement autochtone Pachakuti a renversé le pouvoir une première fois il y a quelques années sans s’en emparer, estimant que le rapport de forces ne permettait pas une réelle transformation, et en comptant sur la force d’un mouvement social extra-parlementaire pour imposer des changements radicaux.

Les formidables avancées du mouvement populaire qui a su contrer les visées de l’impérialisme américain et contre l’hégémonisme indien ont réussi en renversant la dictature à transformer le rapport de forces. Le mouvement des subalternes, essentiellement composé de paysans armés ne se présente pas « en ville » les « mains vides ». Il entoure, tant géographiquement que politiquement, la ville qui n’est pas seulement une urbanité mais aussi une culture, un rapport social et une manière de gérer le pouvoir. Il cherche à détacher de cet espace des classes populaires semi-prolétarisées pour leur proposer une autre utopie. C’est bien sûr un immense parti qui peut débouler en sens inverse et rien n’est donné d’avance.

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L’impérialisme, pas seulement l’impérialisme américain

Tout le monde constate évidemment que la résistance des peuples confronte principalement les dominants structurés autour de l’impérialisme américain. Mais contrairement à une certaine époque où les mouvements sociaux se confinaient dans une vision limitée des résistances, il y a moins d’inhibition maintenant à se solidariser avec les peuples qui se battent contre d’autres impérialismes que l’impérialisme américain. Le peuple tchétchène n’a pas moins de « droit d’exister » que les Palestiniens, par exemple. Le mouvement social qui s’est investi dans la lutte contre la « guerre sans fin » de George W. Bush n’a aucune tentation de glisser dans une voie étriquée où l’« ennemi de mon ennemi est mon ami », et qui a conduit des mouvements à appuyer des dictatures ou des mouvements rétrogrades voire réactionnaires, sous prétexte qu’ils se battaient contre l’« ennemi principal ».

Ne plus être des victimes

Dans un autre univers, des subalternes se révoltent contre leurs conditions de pestiférés dans une Afrique du Sud post-apartheid ou néo-apartheid. La criminelle gestion des dominants a créé une situation où plus de cinq millions de personnes sont atteintes par l’épidémie VH-SIDA qui les tue alors que les outils existent pour arrêter le massacre. Mais au lieu de se contenter de leurs rôles assignés de victimes, ces populations se sont organisées et ont déstabilisé les dominants. Plus encore avec leur galaxie de mouvements nationaux et locaux, ils élaborent les contours d’un nouveau mouvement populaire qui vise à creuser sous l’édifice du pouvoir des fissures qui l’affaiblissent considérablement le projet social libéral qu’est devenu l’ANC.

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Réseaux de réseaux et mouvements de mouvements

Les mouvements sociaux aujourd’hui construisent sans cesse des réseaux à l’échelle locale, nationale ou internationale. Évidemment, les nouvelles technologies de l’information sont arrivées au bon moment pour faciliter ce processus, qui serait survenu tout de même (peut-être moins rapidement) sans la grande toile. Le grand avantage de cette mise en réseaux est de pouvoir combiner deux principes jusqu’à récemment difficilement conciliables : celui de l’autonomie d’une part, et celui d’œuvrer ensemble d’une manière stratégique, d’autre part. Aujourd’hui, il n’est nullement besoin pour un organisme de médiation centralisé, politique ou intellectuel, pour mettre en branle des processus de coalisation et de centralisation stratégique.

Un million de « batailles de l’eau »

Un peu partout à l’inspiration des formidables mobilisations de Cochabamba s’articulent des coalitions gagnantes qui enrayent la machine néolibérale avec de gros et parfois de très gros grains de sable et qui empêchent la privatisation et le pillage du bien commun. On a vu cela en France avec la résistance des jeunes et des syndiqués contre le projet dit des « CPE » dont le but était de « flexibiliser » (dualiser) le marché du travail. On l’a vu aussi lors de la grève réussie (2005) de 300 000 étudiant-es québécois-es contre la marchandisation de l’éducation. Partout, des masses inédites se mettent en mouvement en refusant leurs conditions d’exclus, et en pensant aux alternatives qui permettront à long terme de reconstruire une société pour les vivants. Les conditions dans lesquelles ces mouvements sont évidemment difficiles, si c’est que par l’hostilité et la violence des dominants.

Mais peut-être que le plus gros défi n’est pas là. Plusieurs de ces mouvements sociaux ne veulent pas être instrumentalisés au service de projets qui visent simplement à améliorer la misère. Ils savent pour autant qu’ils ne sont pas prêts, qu’ils n’ont pas la capacité hégémonique, d’imposer un nouveau cours. Il ne s’agit pas bien sûr de rester en marge, d’attendre un miraculeux basculement des choses ou de se tenir loin de la politique définie comme la « sale politique ». Il faut intervenir, mais avec discernement et sans illusion.

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« Anciens » et « nouveaux » mouvements

Les mouvements sociaux sont un processus à géométrie variable, qui expriment les transformations de la société et qui permettent aux dominés de s’exprimer. Plusieurs de ces mouvements issus d’autres périodes historiques se reproduisent à travers les âges politiques et gardent leur pertinence. Bien que la centralité politique du syndicalisme soit une chose du passé dans la plupart des pays (dans le sillon de l’atomisation de la force de travail), les syndicats occupent encore une place importante comme vecteurs de mobilisation. D’autres mouvements sont plus récents dans le paysage, pas tellement parce qu’ils « remplacent » les anciens mouvements sociaux « dépassés », mais parce qu’ils transportent des revendications qui correspondent davantage aux réalités sociales et culturelles. Comme il est dit auparavant et à la lumière de l’expérience du Forum social, ces mouvements peuvent au lieu de se compétitionner s’« agglomérer », sans se fusionner ni perdre leurs identités.

La « leçon » bolivienne

En élisant le MAS, les paysans et les autochtones boliviens ont agi avec discernement, patience, détermination. Devant ce parti « non parti » qu’est le MAS, ils restent juste à la distance nécessaire, sans y être, en y étant en même temps. Ils préviennent les leaders du nouveau gouvernement qu’ils restent extrêmement vigilants, mobilisés. Ils l’avertissent que toute compromission entraînera inévitablement sa chute. Ils lui disent qu’ils sont prêts à proposer, résister, participer à des avancées sociales modestes, mais significatives, à condition qu’on ne les utilise pas comme de la chair à canon. Devant cela, Évo Morales sait qu’il marche sur la crête de la vague, pas plus. Réalistement, ils ne peuvent pas porter le projet du mouvement social au-delà d’un « accommodement raisonnable » comme l’admet Alvaro Garcia Linera, une autre tête pensante du MAS. Alors dans les plaines rurales et les bidonvilles de l’altiplano, on reste patients mais alertes.

RuptureS

Ces luttes dures de longue portée ouvrent un horizon immense au mouvement social qui tente de naviguer sur des eaux turbulentes. Pour cela, une recherche est en cours pour reconfigurer les mouvements et les structures qui rendent leurs actions possibles. Le fait n’est plus un secret ni un tabou, les mouvements de transformation sociale reproduisent les codes et les cultures qui s’expriment dans les sociétés d’où ils émergent. Comment pourrait-il en être autrement ? Pour des matérialistes que nous sommes, la pensée des humains est inscrite par le milieu ambiant mais non déterminée par lui. Les humains font leur histoire, mais dans un monde qu’ils n’ont pas eux-mêmes créé, comme l’a expliqué Marx. Une fois dit cela, la société change. Des idées nouvelles émergent, à l’encontre des idées dominantes et ainsi va l’humanité.

Une ligne de pensée indique la nécessité de lutter contre les hiérarchies qui empêchent les subalternes de s’exprimer. Cela se traduit de diverses manières, dans l’articulation des revendications et des programmes, mais aussi dans la manière d’être et d’agir. L’horizontalisme de bien des mouvements sociaux et à plus grande échelle du FSM, peut parfois apparaître excessive, voire paralysante, mais généralement, c’est le moyen pour briser le verticalisme, le oui-chef-isme, le je-sais-tout-isme qui ont caractérisé plusieurs générations des mouvements. Il ne s’agit pas de tergiverser et de transformer le mouvement social en une « école de démocratie ». Oui il faut passer à l’action mais sur la base d’une analyse juste du rapport de forces et avec la modestie qui s’impose. Pas d’aventurisme, mais de l’audace. Pas de rupture cataclysmique, mais des ruptures multiples qui permettent l’accumulation des forces et la construction d’une nouvelle hégémonie. Aussi, les mouvements sociaux doivent, encore plus explicitement, devenir le centre de gravité dans nos analyses qu’ils le sont déjà dans la réalité.