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Le déclin de l’empire américain ?

Mardi 11 janvier 2005, par Pierre BEAUDET

Depuis le 11 septembre 2001, le monde semble avoir basculé. Quelques jours après les terribles attentats contre le World Trade Center, le président Bush avertissait le monde entier, « Ou vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous ». Peu après s’amorçait la guerre en Afghanistan. Mais à travers les tractations de la Maison Blanche, le choix avait déjà été fait d’attaquer l’Irak. Depuis, on sait ce qui est arrivé. De Kaboul à Bagdad, le chaos soulève bien des questions. Mais où s’arrêtera donc le bulldozer américain ?

Alors que l’occupation américaine s’enlise en Irak, le débat s’envenime aux États-Unis. Les superfaucons autour du président, dont le vice-président Dick Cheney et les responsables de la défense Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz, sont sur la sellette. Sénateurs et Congressmen, dont certains Républicains, s’interrogent publiquement sur le bien fondé et surtout sur les résultats de cette guerre présentée au départ comme une opération de police qui allait rapidement installer au pouvoir des Irakiens complaisants et avides de collaborer avec Washington.

Divisions au sommet

Selon Phyllis Bennis, chercheur à l’Institute of Policy Studies de Washington, c’est la « coalition arc-en-ciel » créée autour du Président qui est menacée : « Bush avait unifié des courants très diversifiés, qui se sont retrouvés derrière lui par opportunisme, comme les militaristes « traditionnels », liés au Pentagone et à l’industrie militaire, mais aussi l’extrême droite intégriste, elle-même une coalition hétéroclite qu’on connaît comme la Christian Right ». Tout ce beau monde a vu que le timing du 11 septembre ouvrait des portes pour relancer les bonnes vieilles méthodes de l’impérialisme. « Mais aujourd’hui, les forces armées et le complexe industriel-militaire se rendent compte qu’ils ont été en partie manipulés par les intégristes. Ils ne se reconnaissent plus dans un projet qui frise le délire et qui vise à remodeler le monde entier à l’image des extrémistes. » Mais attention de souligner Bennis, « ce n’est pas parce que Colin Powell (généralement identifié au camp « réaliste ») aime les peuples ou craint la guerre. Ses désaccords sont plutôt avec la tactique, notamment sur l’approche unilatéraliste qui domine actuellement à la Maison Banche ». De plus en plus, Bush et Rumsfeld sont accusés d’avoir surestimé leurs capacités, d’avoir éparpillé leurs forces : c’est la thèse de l’« overstrecht » (surextension) d’un « empire trop gourmand et trop ambitieux, mais qui n’a plus les moyens de ses ambitions », selon Bennis. « Powell veut ramener Washington les deux pieds sur terre et partager avec les autres puissances le poids de l’occupation en Irak, quitte à donner quelques bonbons à Paris, Berlin et Moscou ».

Un colosse au pieds d’argile ?

Le français Emmanuel Todd dans un livre choc publié l’an passé [1] est plus catégorique. Les USA sont selon le chercheur français confrontés à une triste réalité : « Le monde est trop vaste, trop peuplé, trop divers, trop traversé de forces incontrôlables. L’Amérique est trop faible, économiquement, militairement, idéologiquement. » Alors qu’on pensait la victoire américaine assurée dans le monde après l’écroulement de l’Union Soviétique, « l’Amérique a cru pouvoir étendre son hégémonie à l’ensemble du monde, alors même que son contrôle sur sa propre sphère était déjà en train de faiblir ». Pour Todd, les guerres récentes en Afghanistan et en Irak illustrent la faiblesse plutôt que la force des États-Unis. : « Les USA pratiquent le micromilitarisme théâtral, en écrasant des adversaires insignifiants, incapables de se défendre. Mais même sur ces terrains, l’incapacité de l’armée américaine à s’engager sur le terrain rappelle l’incapacité fondamentale de la superpuissance. Ni le mollah Omar ni Ben Laden n’ont été attrapés ». Selon l’universitaire américain Robert Gilpin, la vraie confrontation que les États-Unis. ne sont pas capables de mener est celle qui les oppose à ses alliés traditionnels devenus aujourd’hui trop forts et trop indépendants : « Si l’Europe et le Japon organisent chacun de leur côté leurs zones d’influence, ils rendront inutiles l’existence d’un centre américain du monde. » [2] Selon Hardt, « l’empire actuel n’a plus de centre, mêmes les États-Unis. n’en constituent pas le centre. Par ailleurs, les États-Unis., sans en être le centre, sont le territoire privilégié du développement de l’empire ». L’ « empire », une métaphore pour dessiner les contours du capitalisme mondial, est selon Negri différent de l’impérialisme traditionnel, notamment parce qu’il fonctionne en « réseau », par contrôle indirect, sans reposer sur les dispositifs traditionnels comme l’occupation ou la colonisation. Beaucoup de chercheurs pensent que Negri est allé un peu trop loin, que le monde est encore divisé entre quelques grandes puissances avec à leur tête les USA et les masses innombrables d’Afrique et d’Asie, mais sa proposition garde quelque chose d’intéressant. Effectivement, la mondialisation change les donnes entre les principaux acteurs, tant au sein des pays occidentaux qu’entre eux et les pays du Sud dont plusieurs émergent comme des poids lourds dans ce même processus (la Chine notamment).

Davos versus Porto Alegre

Le sociologue américain Immanuel Wallerstein estime que le monde actuel se dirige vers une sorte de chaos permanent, puisque d’un part, les États-Unis. ne sont plus capables de régimenter la planète, et puisque d’autre part, les principaux compétiteurs (Union Européenne, Chine, etc.) ne sont pas en mesure de mettre en place des structures hégémoniques. Il pense cependant que la plus grande bataille n’est pas entre les grandes puissances, mais entre ce qu’il appelle le projet de Davos et le projet de Porto Alegre. Davos est le point de ralliement des grands et même des très grands poids lourds du système mondial. Au delà des clivages trans-atlantiques, c’est dans cette ville suisse que se retrouvent chaque année les défenseurs du status quo. Porto Alegre est bien sûr l’anti Davos mais de plus en plus, un projet alternatif est en train d’en émerger. Paysans mexicains et métallurgistes allemands, écolos américains et féministes québécoises, élaborent une nouvelle architecture du pouvoir, de l’économie, de la société. Selon le sociologue américain, « nous sommes entrés dans une ère de transition anarchique. Personne ne contrôle complètement la situation, surtout pas une puissance hégémonique déclinante comme les USA. Les défenseurs de l’empire américain pensent qu’ils ont le vent dans les voiles, les vents en fait soufflent dans toutes les directions à la fois et le vrai problème, pour tous les bateaux, est d’éviter le naufrage. La possibilité que cette transition aboutisse à un ordre plus égalitaire et démocratique est totalement incertaine. Chose certaine, le monde qui émerge de cette anarchie sera la conséquence de nos actions, collectives et concrètes, dans les décennies à venir. » [3]


[1Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain, publié chez Gallimard

[2R. Gilpin, Global Political Economy, Princeton University Press, 2001. En perdant le grand adversaire soviétique, les USA ont dans une grande mesure perdu leur raison d’être comme défenseur du « monde libre ». Pire encore selon Emmanuel Todd, les USA sont devenus dépendants du reste du monde économiquement, avec un déficit commercial qui dépasse $450 milliards de dollars (il était moins de $100 milliards il y a dix ans). L’Union européenne, la Russie, la Chine et bien sûr le Japon apparaissent de plus en plus comme plus compétitifs, plus intégrés et plus équilibrés que les États-Unis. Le fait grave est, selon Todd, que « les États Unis ne parviennent plus à approvisionner leur population et comptent sur le reste du monde pour les faire vivre ».

Mickey Mouse ou Rambo

Certes, ce déclin américain est un processus de longue durée et ce n’est pas demain la veille que l’Europe ou d’autres puissances vont s’imposer. En attendant, Washington a bien des cartes dans son jeu, dont une énorme capacité militaire lui permettant de déstabiliser certaines régions, dont ces flancs faibles de l’Europe que sont le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Parallèlement, les États-Unis. continuent de miser sur les chicanes constantes qui divisent la France de l’Allemagne et de l’Angleterre, sans compter le jeu démagogique de puissances secondaires comme l’Italie ou l’Espagne, gouvernées par des coalitions de droite très proches de Washington. Pour le politicologue canadien Leo Panitch, les États-Unis. disposent encore de plusieurs avantages stratégiques, dans un monde « globalisé » où l’ensemble des classes dominantes perçoit bien que son intérêt commun dépasse de loin ce qui les oppose : « Les États européens craignent Bush plutôt que l’empire américain, ils trouvent que le président américain exagère ou délire, mais ils ne sont pas prêts à rompre avec la logique de l’empire américain, qui permet d’assurer le contrôle du monde au profit des classes dominantes du nord ».

L’empire ou l’impérialisme

Un peu avant 2001, le sociologue italien Toni Negri avait proposé avec Michael Hardt une thèse provocante. Avec la réorganisation du monde survenue avec la chute du bloc soviétique suggérait-il, la planète entière s’est retrouvée unifiée par la mondialisation capitaliste. Les États-Unis. bien qu’occupant une place dominante sur cet échiquier ne sont plus les garants de l’ordre capitaliste mondial, caractérisé par le « déclin définitif des Etats-nations souverains, par la dérégulation des marchés internationaux, par la fin des antagonismes entre États assujettis, etc. ».[[A. Negri et M. Hardt, Empire, Exils Editeurs, 2000.

[3Entrevue de I. Wallerstein dans New Left review, no. 22 juillet 2003.