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Le château de sable américain

Le château de sable américain

Lundi 9 mai 2005, par Pierre BEAUDET

Quelque temps après l’invasion de l’Irak, le Président Bush déclarait que les Etats-Unis allaient ouvrir une nouvelle ère au Moyen-Orient. Cette région du monde affirmait-il, allait enfin connaître la paix, la prospérité, la démocratie. Deux ans plus tard, la situation reste très ambiguë. Certes, les élections irakiennes (et palestiniennes) ont démontré jusqu’à un certain point l’aspiration des populations au changement. Les manifestations qui ont accéléré le départ des Syriens au Liban, les mobilisations pour la démocratie en Égypte et d’autres évènements récents vont également dans le même sens. De l’autre côté, l’Irak reste militairement déstabilisé, aux dires mêmes du commandant en chef américain, le Général Richard Myers. Rien n’indique que le conflit en Israël et en Palestine ne puisse se résorber vraiment, en dépit des manœuvres du gouvernement d’Ariel Sharon pour mettre fin à certaines colonies de peuplement. Les rumeurs de conflits continuent de s’amplifier du côté de l’Iran. Et donc sans être pessimistes, la plupart des observateurs concluent que le « rêve » de Georges W. Bush ne semble pas à la veille d’être réalisé.

Un jeu politique qui échappe à Washington

À plusieurs égards, la gestion actuelle des Etats-Unis dans cette région du monde semble découler d’un haut niveau d’incompétence et d’ignorance. Ignorance des réalités locales ; ignorance des enjeux géopolitiques ; incompétence au niveau militaire, dans la mesure où la stratégie mise en place en Irak ne semble pas fonctionner.

Au niveau irakien, les Etats-Unis ne sont pas en mesure de se trouver des « partenaires » tels qu’ils les voudraient tout au moins. L’équipe mise en place par Ibrahim Jaafari et la coalition qu’il représente, l’Alliance irakienne unie, et qui a gagné les élections de janvier, ne sont pas des alliés des Etats-Unis, sans en être automatiquement des ennemis. Ce sont après tout ces forces politiques qui à l’appel du chef religieux Ali Sistani ont imposé à Washington la tenue de ces élections, au moment où les Etats-Unis voulaient plutôt un « gouvernement intérimaire » nommé par eux pour une durée indéterminée. Et lors des élections, le groupe de Sistani a fait sa campagne sur le mot d’ordre de « fin de l’occupation ». La consternante performance de Iyad Alawi, celui qui avait été nommé par Washington et qui est probablement l’homme le plus détesté en Irak après Saddam Hussein, a cloué le cercueil, au moins temporairement, de ceux qui rêvaient d’installer un gouvernement inféodé.

Parallèlement au niveau politique, la situation se complique du fait que de nombreuses régions, urbaines aussi bien que rurales, sont effectivement contrôlées par des forces ouvertement hostiles à l’occupation. Le phénomène est loin d’être limité au « triangle sunnite » (où l’opposition armée est concentrée), mais elle s’étend également à une grande partie des régions chi’ites, y compris dans la capitale. À Sadr City où se concentre presque la moitié de la population de Bagdad, ce sont les partisans de Moqtada Sadr, très hostiles à la présence américaine, qui dominent. Une même tendance se dessine dans plusieurs villes du sud, y compris dans la grande métropole de Bassora.

Ailleurs dans le pays, la situation n’est guère plus reluisante. À Mossoul, la ville est pratiquement sous le contrôle des résistants armés. À Kirkuk, les affrontements se multiplient à la suite des tentatives des forces politiques kurdes de procéder au « nettoyage » de la ville sous prétexte de restituer la ville à ses habitants « originels ». Et la situation semble se détériorer au cœur même du Kurdistan avec des attentats sanglants très déstabilisants.

Le net de l’affaire est le suivant. La gouvernance irakienne échappe aux Américains, ce qui ne veut pas dire que l’opposition armée est en mesure de gagner. Sans programme, sans direction et avec une légitimité douteuse, elle peut cependant continuer d’être un énorme empêcheur de tourner en rond. Entre-temps, la coalition mise en place par Jaafari est hétéroclite, peu cohérente. Elle est dépendante également des forces politiques kurdes, dont l’agenda est ambigu : ils ne sont pas contre la remise en place d’un État irakien, en autant qu’ils puissent continuer à gérer « leurs » territoires comme un « État dans l’État ». D’autre part, Jaafari dispose de pouvoirs très limités, en égard au fait que les Etats-Unis contrôlent le dispositif militaire et également les revenus du pétrole. Enfin, il n’est pas encore celui qui peut espérer mettre fin à l’insurrection, pour des raisons politiques et militaires.

La situation militaire

Le général Myers le dit sur tous les tons, l’insurrection n’a pas faibli. Les insurgés deviennent plus sophistiqués, plus audacieux. Ils déploient des forces plus considérables et ne se gênent pas pour attaquer des cibles fortifiées, comme récemment la prison de Abu Ghraib. Ils frappent presque partout, y compris dans la « zone verte » où se trouvent concentrées les forces américaines. Ils abattent des avions et des hélicoptères. Ils portent des coups durs et déstabilisants dans toutes les régions du pays avec leurs redoutables kamikazes. Des centaines de militaires et de policiers irakiens sont frappés, des dizaines d’Américains également. Ils restent globalement insaisissables bien que les coups qui leur soient portés sont également nombreux et effectifs. Selon les divers estimés, on parle de plus de 20 000 hommes en armes de manière permanente, sans compter d’innombrables appuis ponctuels. Dans plusieurs régions, l’attitude de la population est ambiguë. Il n’y a pas de volonté claire d’affronter les insurgés, même si les gens en ont marre de la guerre. La majorité des Irakiens pense que c’est l’occupation américaine qui est la cause principale de leurs malheurs et même si on redoute le retour des nostalgiques de Saddam, on n’est pas prêts à se battre avec les Américains.

Cette situation est aggravée bien sûr du fait que la situation sociale et économique reste désastreuse. Chaque jour qui se passe révèle l’inaptitude des forces d’occupation à rétablir les services essentiels, l’électricité par exemple, dans un contexte où des milliards de dollars ont été confiés aux entreprises américaines pour réhabiliter ces services. Beaucoup d’Irakiens sont convaincus qu’il s’agit d’une immense arnaque pour transférer des fonds aux copains de Bush bien installés dans le complexe militaro-industriel américain.

Autre fait aggravant pour les Etats-Unis, les « alliés » peu à peu quittent le navire, à petits pas ou de façon évidente. Il est assez clair que seul le contingent britannique est effectivement en place. Les soldats ukrainiens, polonais, italiens et les autres, sont en train de préparer leur départ, ou encore confinés à des tâches de police très secondaires. La « coalition » des « forces de bonne volonté » de Bush est en miettes. Quant aux pays qui s’étaient opposés à la guerre au début comme la France, l’Allemagne, la Russie, leurs récentes déclarations gentilles à l’endroit de Bush ne changent rien au fait qu’ils restent sur leurs positions, en laissant les Américains gérer le chaos qu’ils ont créé.

Quelles sont les options pour s’en sortir ?

Pour le moment, les 140 000 militaires américains en place sont là pour rester car sans eux, le château de sable s’écroulerait. Mais le temps passe et tout le monde est conscient à Washington qu’on ne peut en rester là.

Le plan initial prévoyait d’« irakiser » la guerre peu à peu, en reconstituant une armée irakienne. Aujourd’hui, le bilan est mitigé, car il semble que moins de 30 000 militaires aient été effectivement formés. L’infiltration des insurgés dans ces forces est redoutée par les Américains, qui hésitent à leur confier des tâches importantes. Et le moral est bas, puisque les attaques meurtrières contre ces soldats irakiens se multiplient.

Une autre option dont discutent les stratèges américains est de procéder à une sorte de découpage de l’Irak, à la manière israélienne, avec des territoires enclavés, et autant que cela soit possible « ethnicisés » et « communautarisés » (entre chi’ites, sunnites, Kurdes, etc.). On espère alors « transférer la guerre » entre ces communautés, « libaniser » l’Irak dans un certain sens, pour au moins neutraliser la résistance. Ce qui est problématique car cela ne conduirait pas, du moins à court terme, à restabiliser le pays. Pire encore, cela pourrait fragiliser la reprise des exportations de pétrole, avec les conséquences que l’on imagine au moment où le marché mondial traverse des turbulences. Mais les « néconservateurs » américains, de concert avec leurs alliés israéliens, estiment que cette « libanisation » pourrait être envisagée, au moins pour soulager la pression sur les forces d’occupation.

Parallèlement, les Américains ont entrepris des négociations plus ou moins discrètes avec les insurgés, principalement ceux qui émergent de l’ancien groupe dirigeant. Via les dignitaires religieux sunnites, le but est probablement de coopter ces anciens commandants de l’armée de Saddam, quitte à leur redonner une partie du contrôle du pays. Cela aussi est difficile car les autres communautés irakiennes, ne veulent rien entendre d’une « solution » qui réintégrerait l’ancien régime dans le pouvoir. Mais cette option est contemplée par les « réalistes » au sein de l’administration américaine, dont ceux qui avaient si bien travaillé avec Saddam Hussein tout au long des années 1980.

Reste une porte de sortie alternative, qui consisterait en un virage à 180 degrés pour les Etats-Unis. Il faudrait négocier sérieusement avec les forces politiques dominantes, majoritairement chi’ites, et leur transférer le pouvoir réellement. Il faudrait leur laisser la capacité de reconstruire des alliances avec d’autres groupes et d’autres communautés, et pas seulement (comme cela est le cas actuellement) leur imposer des pactoles avec des forces dont le principal mérite est d’être inféodé aux Etats-Unis. Cela voudrait dire aussi négocier avec l’Iran, indirectement, et donc mettre de côté le rêve des néoconservateurs de refaire la carte politique du Moyen-Orient. Ce qui voudrait dire aussi de remettre l’Union européenne et probablement la Russie dans le coup, comme partenaires véritables et séniors. Pour le moment à Washington, personne n’est rendu à cette « extrémité », qui serait un véritable aveu d’échec de l’administration Bush. On espère qu’avec le temps, que l’insurrection s’essoufflera, que l’Iran va imploser, que les Européens vont se ranger, et d’autres choses « miraculeuses » encore.