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AFRIQUE

La réinvention du développement et l’épreuve de la société civile

Jeudi 30 octobre 2008, par Claude Abé

Le présent travail porte sur les possibilités d’une réinvention du développement en Afrique. Il s’agit alors de réfléchir sur les voies de l’afrorenaissance à partir de cette thématique dont l’actualité n’est plus à démontrer tant ce continent est dit en difficulté depuis plusieurs décennies (Dumont 1973 ; Giri 1985 ; Amin 1989). Plusieurs pistes peuvent être empruntées pour aborder une telle question parmi lesquelles celle de la conditionnalité de la société civile. C’est en effet à partir d’une hypothèse postulant la constitution de cette dernière comme facteur structurant d’une trajectoire socio-historique alternative (Woods 1992:77) que les chercheurs font souvent la relation entre le développement de l’Afrique et celui de la démocratie (Mappa 1995) autant que de la reprise de l’initiative sur le plan économique (Llyod et al. 2000) dans ce même continent.

Dans le cadre de cette réflexion, nous nous proposons de revisiter cette conjecture à la lumière de l’histoire récente. Le postulat ainsi envisagé c’est que cette équation ne va pas de soi parce qu’elle tient peu compte des contraintes liées au fonctionnement d’une telle ingénierie en situation africaine où le public et le privé vivent tellement en connivence que ce que l’on s’empresse de qualifier de revanche des sociétés africaines (Bayart 1986) ne constitue au demeurant qu’une technologie de positionnement de certaines élites sociales non pour organiser des mutations, mais pour s’assurer des places au profit de l’affirmation de la continuité en s’adaptant aux exigences de l’heure sans perdre le visage. Ce que nous voulons dire c’est que les potentialités de la société civile ont été mobilisées à d’autres fins. Ce qui a contribué à la fragiliser et, partant, à contrarier les espoirs placés en elle à juste titre. Le problème qui est posé est celui du rapport de la société civile, notamment de ses choix et moeurs, au développement. En clair, il s’agit d’évaluer sa contribution dans l’optique de poser les bases de son efficacité et non de récuser sa participation à la réorientation de ce chantier de manière à arriver à une insertion réussie de l’Afrique dans l’économie mondiale.

La société civile, puisqu’il est question d’elle, est devenue un concept si convoqué en Afrique que son usage se fait dans tous les sens (Wood 1990 ; Abé 2001). Tout cela a favorisé un passionnant débat autour de son existence dans ce contexte (Bayart 1986 ; Callaghy 1994, etc.). D’où la nécessité de préciser la nature de cet objet ici. Le terme société civile est utilisé dans ce texte à la suite de D. Colas pour caractériser et comprendre « la vie sociale organisée selon sa propre logique, notamment associative, et qui assurerait la dynamique économique, culturelle et politique » (cité par Wolton 1995:110). Deux choses sont donc à retenir ici : les formes de participation à la vie sociale et la dynamique associative dans le champ politique, mais aussi économique. L’on s’intéresse aussi à son rapport à certaines valeurs auxquelles l’idée de société civile est attachée, notamment la solidarité, l’émancipation de la tutelle étatique et à l’affect (Rangeon 1986).

Les voies de l’autofragilisation d’un acteur précieux

Cette partie traite des « maladies infantiles » de la société civile en situation africaine. La thèse défendue évolue à rebours de celle sur le complot contre cet acteur du champ social. Il ne s’agit donc pas de trouver des excuses à la société civile même si elle pourrait en avoir qui soient valables. L’intérêt pour son fonctionnement, notamment pour ses conduites apparaît pertinent pour élucider ses responsabilités dans les échecs enregistrés sur le chemin du développement depuis son réveil brutal au détour de la décennie 80 (Conac 1993:6).

L’un des tout premiers choix opérés par la société civile en Afrique dès sa réactivation a été le copinage ou, pour le dire autrement, la connivence avec le domaine public. Parler de connivence ici ne signifie pas nier l’hypothèse du straddling ou du chevauchement entre les domaines public et privé en Afrique. Ce que l’analyse veut alors mettre en exergue c’est la fréquentation indistincte des deux espaces de l’expérience sociale par les mêmes acteurs au point de ne plus faire la différence entre-eux. Comme l’observe Diouf (1998:47), « les acteurs en présence ont des stratégies au-delà et / ou en deçà de l’État selon leurs intérêts du moment, leurs mémoires et leurs expériences. Ils voyagent littéralement entre les espaces disjoints de la bureaucratie, de la classe politique et les espaces indigènes aux référents multiples ». Ce qui contribue à brouiller davantage les frontières, déjà difficiles à repérer, de chacun de ces sites de fréquentation. Dans la mesure où ces flux s’effectuent à sa défaveur, l’on assiste à une lente et progressive recaporalisation de la société civile. Cet assujettissement se fait à la faveur de la subjectivation de l’État qui affirme sa masculinité pourtant sérieusement entamée au cours de la réactivation de la société civile (Bourgi et Casteran 1991:12).

La preuve de ce processus de reféodalisation de la société civile (Habermas 1986) s’observe dans la figuration qui a résulté de cette fréquentation d’une autre nature. Désormais, l’on aura deux sociétés civiles : une structurée sur la base des initiatives purement privées d’acteurs sociaux engagés dans la lutte pour les mutations en profondeur et une autre, la plus en vue parce financée par l’ordre établi, créée et portée à tour de bras par le pouvoir. Au Cameroun par exemple, l’on a assisté à la création d’ONG par le parti au pouvoir et d’associations qui sont à la solde du pouvoir en place. Le cas du Cameroun n’est pas unique ; cela a également été observé en Afrique de l’Ouest, notamment au Bénin par exemple. En infiltrant de la sorte la société civile, le pouvoir pouvait mieux la contrôler et s’assurer sa loyauté.

Cette loyauté est organisée. Il existe un ensemble de mécanismes conduisant à sa construction. En plus du contrôle d’ordre institutionnel évoqué plus haut, « l’État n’entend pas se départir de son pouvoir de décision » (Engola 1997:183) à quelque endroit ou espace que ce soit. Par ailleurs, il tient à l’oeil l’essentiel de l’expertise nationale. Dans certains cas, il alloue à ces organismes les services de ladite expertise. Cela se vérifie aussi bien au Sénégal qu’au Cameroun.

L’autre preuve de la mise au pas de la société civile par le pouvoir en raison de la connivence avec ce dernier et de la brouille de la spécificité de chacun de ces acteurs, c’est la reproduction des comportements en vigueur dans la sphère de la bureaucratie par les acteurs de la société civile. En créant des organisations au sein de la société civile, la bureaucratie s’octroie une possibilité de détourner les crédits internationaux sous prétexte de renforcer les capacités de ces acteurs sociaux. Ce comportement sera reproduit par les organisations de la société civile nées de l’initiative propre des acteurs du champ social. Il est difficile de citer un pays africain particulièrement dans la partie francophone qui n’ait connu ce phénomène. Les ONG se sont du coup transformées en affaire, c’est-à-dire en espace privilégié de construction des figures de la réussite du fait de l’accumulation illicite devenue la règle de fonctionnement. Laurent (2000:169-81) a observé cette « gestion coup d’État » dans une ville émergente du Burkina Faso à la frontière avec le Ghana, notamment à la Coopérative fruiticole du sud du Moogo et aussi en pays mossi dans les associations dites de développement (1998). C’est la même conduite que Blundo décrit sur le terrain sénégalais (1995) et Engola (1997:184) au Cameroun. Ainsi, au lieu d’une société civile, l’on s’est retrouvé avec une bande de bandits à col blanc se présentant comme les intermédiaires des populations pour recueillir des financements qui ne parviennent jamais aux populations. Tout cela montre que l’installation de la société civile dans la connivence avec le pouvoir a participé à la fragiliser au point de l’écarter de ses objectifs de départ et même de ses valeurs fondamentales telle que la solidarité.

L’appétit suscité par le gain facile ne permet plus aux promoteurs de ces ONG et associations de voir les difficultés des populations ou de compatir à leurs souffrances quotidiennes. C’est aussi à la faveur de ce fonctionnement à rebours de la solidarité et de l’affect qui a donné libre cours à l’expression des replis identitaires d’une vigueur sans précédent dans certains pays (Diaw 1994), conduisant même à une démonstration de son irresponsabilité comme dans le cas du Rwanda (Prunier 1995) ou de la Somalie (Leymarie 1994). Ce sont les mêmes égoïsmes qui tiennent les pays des Grands Lacs ou encore la Côte d’Ivoire, le Burundi ou la RCA en otage. Ce recul de la solidarité et de la responsabilité, valeurs qui fondent la société civile, la fragilisent en situation africaine, de même que le recul conséquent de l’initiative privée. Ce dernier constat explique par ailleurs la montée galopante du chômage. L’État n’offrant plus d’emplois, l’insécurité consécutive à tous ces accès de colère est loin de favoriser la reprise de l’initiative privée et même la consolidation des avancées sur le terrain de la construction démocratique.

Par ailleurs, l’on peut noter la radicalisation de certains acteurs de la société civile face à la logique de gouvernance adoptée part le pouvoir en place. Certaines organisations de cette institution se sont ainsi retrouvées impliquées dans la violence, il y en a même qui mènent la guérilla. Que l’on songe à la situation de la RDC, de la RCA, de la Somalie ou de la Côte d’Ivoire. L’on mesure bien la gravité d’un tel choix tant pour l’économie nationale que pour la construction démocratique. Cette attitude d’intolérance s’observe également parmi les membres de la société civile ; ils se ferment au dialogue et à la discussion. Toutes choses qui montrent que la société civile constitue un problème qu’il faut résoudre pour repenser avec sérieux le développement dans ce contexte.

Impact de la fragilisation de la société civile sur l’ordre sociopolitique et économique

L’impact conséquent de cette auto-fragilisation de la société civile en situation africaine permet d’apprécier le tort que la désarticulation et la déconstruction de cette institution cause au développement du continent. Cela rend également possible l’évaluation de l’importance de sa contribution dans l’entreprise de réinvention du développement en Afrique.

La première chose que l’on peut constater c’est que la revassalisation de la société civile a laissé un espace vide que le pouvoir a su réinvestir à pas de géants pour tirer profit au grand dam de l’entreprise du développement. À titre d’illustration, les acquis de la colère des débuts de la décennie 90 (Monga 1994) ont été remis en question laissant le champ libre à la continuité politique. La preuve est fournie aujourd’hui par les révisions constitutionnelles enregistrées de part et d’autres, exemple du Gabon ou du Tchad, pour permettre aux chefs d’État en place de s‘éterniser au pouvoir. Les élections ne valent plus que par le rituel qui les entoure. Dans la plupart des cas, c’est devenu une formalité pour le président sortant, le résultat en sa faveur étant connu d’avance. Aussi en lieu et place des chefs d’État se retrouve t-on en présence de dictateurs sortis des urnes comme dirigeants en Afrique (Galloy et Gruénais 1997). Or, cela n’était pas chose facile au moment de la fièvre des libéralisations politiques qui ont vu ré-émerger des sociétés civiles dynamiques en situation africaine. Eu égard au rapprochement qui fait entre la construction démocratique et le développement, l’on peut dire que la fragilisation de la société civile a desservi cette dernière entreprise. C’est en effet, l’absence d’un contre-pouvoir comme la société civile qui rend cette parodie possible.

En Afrique, aujourd’hui plus qu’hier la corruption est devenue endémique : la quasi-totalité des individus en parle, s’en offusque mais la pratique quand même. Presque aucun domaine n’est épargné. Sur la route, c’est le domaine du policier. En plein Yaoundé, la capitale camerounaise, l’on ne se cache plus pour recevoir 500 FCFA d’un chauffeur de taxi à qui on a réussi à extorquer un motif d’irrégularité très souvent non prévu par la réglementation. À l’hôpital ou au dispensaire, l’inhospitalité est criarde et, comme à Niamey, la violence du personnel soignant est généralement une stratégie pour faire pression sur les usagers en vue de les amener à comprendre qu’il faut soudoyer (Moussa 2003). L’enseignant se réserve sans vergogne un droit de cuissage auprès de ses apprenantes contre une note d’examen. Dans les universités d’État au Cameroun, certains enseignants font payer aux étudiants dont ils suivent les travaux de recherche une somme pour frais de consultation.

Tout ceci est le résultat de l’atonie d’une société civile au réveil pourtant prometteur dans les années 90. En lieu et place de l’initiative, elle a décidé de se retirer au profit de la curialisation des rapports sociaux (Bidima 2000). L’on assiste ainsi à la mise en place progressive d’une société de cour au sens de Elias (1985) où la subjectivation se fait par le biais des rapports sociaux fondés sur l’allégeance et la révérence à un tiers. La figure par excellence du sujet ici c’est le courtisan tel qu’il est décrit par Castiglione (1987) et son corollaire. L’espace public tel que décrit par Habermas (1986), n’a plus pignon sur rue dans ce contexte ; seuls comptent le corps ou la cour, d’où l’intérêt particulier accordé au soin de l’apparat dans nombre de sociétés africaines aujourd’hui (Bazenguissa 1992 ; Malaquais 2001). Ce sont là des attitudes apolitiques qui rendent impossible l’usage de tout esprit critique en vue de participer à la dynamique sociale.

Cet affaiblissement de la société civile en situation africaine a débouché sur une insécurité chronique qui embrase tous les pans du quotidien des populations. Depuis près d’une décennie, l’on assiste au renforcement des inégalités entre riches et pauvres. Cet approfondissement de l’exclusion sociale pour la majorité des individus est une menace pour la société toute entière. C’est l’un des facteurs explicatifs de la violence qui sévit dans les villes africaines comme le montre le cas de Kinshasa (Biaya 2000:33). Cette violence est un mode d’expression du désarroi que connaît la société. C’est « une réaction sociologique, et surtout logique, à la violence institutionnalisée infligée aux déshérités par tout un ensemble de mutations économiques et politiques qui se renforcent les unes les autres » (Wacquant 1993:10-11). Cette paupérisation des pans entiers du corps social est imputable à bien des égards à l’atonie de la société civile, c’est-à-dire à son fonctionnement. C’est d’ailleurs ce dernier qui répond de son affaiblissement. Ladite paupérisation rend intelligible nombre de phénomènes émergents tels que la criminalité urbaine et rurale, l’avènement d’une civilisation de l’arnaque (Malaquais 2001), la quête de l’ailleurs / de l’évasion à travers les réseaux de l’émigration (Abé 2005) ou l’adhésion aux nouvelles églises dites de l’éveil (de Rosny 2001).

Conclusion

La réinvention du développement passe par une redynamisation de la société civile. Sa réactivation, en évitant les écueils du passé récent, est urgente si l’on veut véritablement arriver à repenser avec sérieux le développement surtout que celui-ci se veut désormais participatif. Pour éviter ces écueils, cette réactivation est condamnée à être une technologie de civilisation des moeurs (Elias 2002) de la société civile, notamment de ses acteurs. Un apprentissage approfondi de la tolérance, de la responsabilité, de l’Accountability et l’esprit d’initiative serait bien venu. Ce qui signifie que l’on a affaire à une société civile non civile, au sens de civilisée (Guèye 1997), du moins sur ses responsabilités, les enjeux du moment et la portée de ses conduites aussi bien à l’égard de l’État que du corps social tout entier. Cela indique également la pertinence de ce que la présente réflexion a voulu montrer, notamment que la société civile est une épreuve à passer avec succès si l’on veut réinventer avec pertinence le développement en Afrique. La question serait en fin de compte de savoir comment articuler une société civile autonome, c’est-à-dire indépendante de la sphère politique et de la sphère économique, où s’expriment les intérêts divergents sans que le particulier ne l’emporte sur la quête du bien commun.