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IRAK

La guerre coûte trop cher ...

Samedi 17 novembre 2007, par Marco d’Eramo - il manifesto

« L’opposition à la guerre en Irak est très ample, mais elle n’est pas profonde », me dit Katrina Van den Heuvel, directrice de The Nation, mettant ainsi le doigt sur une des touches les plus délicates de la période politique étasunienne. Le problème est en fait que jusqu’à présent la guerre n’a pas demandé de sacrifices à la population en général. Tout en coûtant 300 millions de dollars par jour (sans compter les 1,3 milliard de dollars quotidiens de budget du Pentagone), c’est-à-dire l’équivalent de 7 500 dollars annuels par famille étasunienne, la guerre jusqu’à présent n’a pas demandé de sacrifices particuliers à la population, il n’y a pas eu de rationnement.

La seule conséquence due (mais en partie seulement) à la guerre est le coût du pétrole, à plus de 90 dollars le baril, l’essence à plus de 3 dollars le gallon, somme impensable il y a quelques années encore. Mais pour la plus grande part, les soldats tués appartiennent à des minorités (latinos ou noirs), ils viennent de villages perdus du sud, Géorgie, Mississipi, Alabama. Et la politique de l’administration pour cacher les cercueils rapatriés a été très efficace. Le nombre des invalides de guerre, bien qu’assez élevé, n’a pas encore franchi le seuil d’une visibilité inquiétante dans les rues (grâce aussi à des prothèses de plus en plus sophistiquées). Tout cela fait que le pays est contre la guerre mais ne se sent pas en guerre.

Bien sûr la situation changerait immédiatement si l’on devait reprogrammer la conscription, comme certains généraux le proposent pour compenser le déclin des engagements volontaires. Mais pour le moment nous n’en sommes pas là. Et même, pendant toute une période, la guerre n’était même pas perçue comme une guerre, mais comme une rafle de police dans un gangland (l’Irak), comme un action contre un criminel (Saddam Hussein) et sa bande. La Garde républicaine en Crips ou en Bloods.

Mais d’où vient alors l’opposition ? Bien sûr il existe une minorité pacifiste dans le pays, celle qui descend dans la rue, qui s’organise en réseau par Move On, lit toujours la page web Common Dreams, se réunit chaque année au meeting de Take Back America, admire Cindy Sheenan, la mère d’un soldat tué devenue militante contre la guerre, et voudrait voir à la Maison Blanche quelqu’un comme Dennis Kucinich, le député de Cleveland (Ohio) qui incarne le mieux la gauche de classe à l’intérieur du parti démocrate. Pour cette (petite) partie du pays, l’opposition à la guerre est de nature morale, contre une guerre injuste, motivée par des mensonges, qui -au nom de la « guerre à la terreur » motivée par la mort de 3.000 civils innocents dans les Twin Towers- à causé la mort de 600.000 civils innocents en Irak (voir chiffres plus précis sur http://www.iraqbodycount.org/, ndt). Mais même en regroupant 5 millions de personnes, cette opposition, n’est pas arrivée, loin de là, à toucher l’opinion publique, ni à devenir dominante dans un pays de 300 millions d’habitants.

Oubliant le 11 septembre

Non, le pays est désormais contre la guerre parce qu’il sent que les Etats-Unis sont en train de la perdre. De ce point de vue, il ressemble au Vietnam après l’offensive du Têt (1968) : « Il y a un sentiment profond -dit Victoria de Grazia, historienne de Columbia University- à l’époque la guerre commença en brandissant l’épouvantail du communisme, mais à la fin, la guerre menée par ces petits bonhommes maigres se détacha complètement du cauchemar nucléaire soviétique. A présent, la guerre est déclenchée en brandissant l’épouvantail du terrorisme islamique, mais aujourd’hui elle s’est complètement détachée du 11 septembre ». Même en ce qui concerne les proportions, l’Irak rappelle le Vietnam (avec cette nuance notable qu’il n’y a aucune Urss pour fournir des armes à la résistance irakienne) : depuis l’invasion, cinq années sont passées et la plus puissante armée du monde n’est pas encore arrivée à pacifier un pays qui a une superficie 22 fois plus petite et une population 12 fois moins grande, et un PIB équivalent à 1/141ème de celui des Etats-Unis.

La plus grande machine de guerre du monde (les USA dépensent en budget militaire plus que tout le reste du monde réuni) s’est laissé piéger dans un suintement de pertes infligées par une guérilla de va-nu-pieds d’un pays à la dérive. Même le président Georges Bush compare l’Irak au Vietnam, mais seulement pour servir une vision révisionniste élaborée par la droite étasunienne : les Etats-Unis auraient perdu au Vietnam non pas à cause de la résistance du viet-cong et de l’armée de Ho Chi Min, mais parce qu’ils étaient minés par le défaitisme interne des pacifistes étasuniens. La conséquence logique est qu’en Irak « nous gagnerons si nous ne laissons pas les traîtres à la patrie prendre le dessus ».

En réalité, bien que significative sous de nombreux aspects, la comparaison avec le Vietnam n’est pas la plus adéquate. En fait le problème de la guerre en Irak c’est que, si elle était gagnée, on ne comprend pas en quoi pourrait désormais consister la victoire. De ce point de vue, elle ressemble davantage à la guerre de Corée (1950-1953) qui coûta 410.000 morts à l’armée sud-coréenne, entre 200 et 400.000 à l’armée nord-coréenne, et 145.000 à l’armée chinoise. 54.000 soldats étasuniens et un million et demi de civils coréens moururent. Toutes ces innombrables vies perdues finirent dans une impasse, dans la division en deux du pays (qui dure encore aujourd’hui) et en énormes bases militaires Us en Corée du sud : aujourd’hui encore, 54 ans après la fin du conflit, 37.000 soldats étasuniens y sont basés.

En Irak, même quand, et si, on arrivera à une pacification, une perspective similaire se profile : la partition du pays en trois et une présence Usa constante pour garantir le statut quo. L’opposition, de ce fait, ne vient pas tant du fait d’être opposé à la guerre que du désappointement sur la façon dont elle a été menée et du manque d’objectifs stratégiques clairs. D’autant plus aujourd’hui, alors que sur le coup d’état du président Musharraf au Pakistan, la réaction de la Maison Blanche n’a consisté qu’en faibles plaintes : l’objectif déclaré à l’époque d’exporter avec les armes la démocratie au Moyen Orient apparaît comme une énorme plaisanterie. Mais la nature même, pour ainsi dire instrumentale, de l’opposition à la guerre, la rend volubile. Ceci explique par exemple l’embarras général de la vague de films vaguement en rapport avec le sujet qu’Hollywood a fournis cette année.

La fausse victoire

En outre, il semble que ces jours ci l’offensive médiatique de Bush et du général en chef en Irak, David Petraeus, qui -en extrapolant les chiffres des morts étasuniens en Irak pendant les trois derniers mois- concluent qu’avec le Surge, c’est-à-dire l’envoi à Bagdad de 25.000 soldats supplémentaires pendant l’hiver 2006-2007, les Etats-Unis sont sur le chemin de la victoire. Les militaires blessés en Irak ont de fait été plus de 100 par mois en moyenne au printemps, pour tomber à 88 en août, 69 e septembre, et 40 en octobre.

Bien sûr Bush et Petraeus omettent de dire que cette chute est due aussi à d’autres facteurs : à l’arrivée d’un plus grand nombre de blindés renforcés, pouvant résister aux mines de rue (la plus grande cause de mort pour les soldats étasuniens en Irak), à la trêve déclarée par le chiite Moqtada al Sadr en septembre, et surtout, dans la province d’Anbar, au fait d’avoir signé une sorte d’armistice - voire parfois d’alliances - avec les chefs sunnites contre l’aile irakienne d’Al Qaeda : c’est-à-dire, d’en être venu à des pactes avec l’ennemi. Mais Bush et Petraeus ne nous disent rien de ce qui arrivera quand les renforts du Surge devront être retirés et envoyés sur d’autres terrains d’opérations ou dans le cycle vers l’arrière du front.

Dans tous les cas, le graphique des pertes étasuniennes en Irak est destiné à peser sur la campagne présidentielle en laissant tous les candidats pendus à ses variations. On le voit aujourd’hui déjà, aux hésitations des démocrates et aux silences des républicains. Des trois candidats démocrates les plus forts, en 2002 John Edwards et Hillary Clinton avaient voté au Sénat en faveur de la guerre, et le troisième (Barak Obama) n’avait pas voté parce qu’il n’était pas encore sénateur.

Mais Obama à la même époque avait tenu un discours contre la guerre à Chicago. Edwards a ensuite publiquement demandé des excuses au peuple étasunien pour ce vote. Hillary Clinton ne s’est jamais excusée, mais elle est progressivement devenue plus critique par rapport à la conduite de la guerre, s’exposant cependant au même genre d’attaque que celles que les républicains avaient lancé contre Kerry en 2004, en l’accusant de soutenir d’abord ce qu’il allait combattre ensuite : c’est-à-dire d’être une girouette. Mais le facteur commun à tous les trois est que leur critique est surtout adressée au passé, à l’origine du conflit, aux mensonges sur les armes de destruction massive (jamais trouvées), aux liens de Saddam Hussein avec Al Qaeda (inexistants).

Irak, la patate chaude

Sur l’avenir, les candidats sont bien moins explicites, sur quelles décisions ils prendraient s’ils étaient élus, sur la façon dont ils se tireraient du guêpier irakien. Le seul démocrate à s’engager pour le retrait des troupes dans sa première année de présidence est Bill Richardson, gouverneur du Nouveau Mexique, qui, par contre, est derrière dans les sondages.

Tous les autres s’engagent, au mieux et pas de façon non équivoque, à un retrait dans les quatre années de leur mandat. Cette réticence augmenterait encore plus dans le cas où les pertes Us continueraient à décliner dans les mois qui viennent. On pourrait arriver alors à une situation qui nous ramènerait de la Corée au Vietnam. La Corée fut une guerre démocrate (Harry Truman) à laquelle mit fin un président républicain (Dwight Eisanhower). Par contre la guerre du Vietnam fut lancée par des démocrates (John Kennedy et Lyndon Johnson), mais devint une guerre républicaine (Richard Nixon). Dans le cas de l’Irak, la guerre, déclenchée par les républicains, pourrait, à partir de 2008, devenir une guerre démocrate.

Marco d’Eramo - il manifesto, le 15 novembre 2007
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


Voir en ligne : www.info-palestine.net