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La Jordanie fragile

Jeudi 1er décembre 2005, par Pierre BEAUDET

Pendant longtemps, la Jordanie a été présentée comme un modèle de stabilité et de sécurité au Moyen-Orient. Certes, cette stabilité a été érigée avec un coût élevé par une monarchie qui a toujours régné sans partage grâce à un efficace et féroce système géré par un puissant éventail de « moukhabarates » (services de sécurité). Dans ce sens, les horribles attentats du 9 novembre inquiètent, car si Al-Qaïda est capable de frapper Amman -sans doute la capitale la plus sécuritaire de la région- cela indique quelque chose. Reste à voir si les nouvelles mesures annoncées par le roi Abdullah II pour contrer la menace terroriste auront un réel effet.

Heurs et malheurs d’une nation incertaine

Conçue au départ durant la période coloniale comme une zone tampon entre la péninsule arabique et le Proche-Orient et pour isoler les turbulents Irakiens et les non-moins problématiques Palestiniens, la Jordanie a toujours souffert d’une certaine artificialité. Cette situation est exacerbée du fait que la majorité de la population jordanienne est en fait palestinienne, puisque les Palestiniens (60% de la population en Jordanie) ont fui leurs terres à la suite de l’expulsion de 1948, une réalité qui a été aggravée en 1967 par le nouvel exode conséquent à l’occupation par Israël de la Cisjordanie. Sans pétrole ni d’autres ressources importantes, le territoire concédé par les Britanniques à la monarchie hachémite est donc resté fragile. En 1970 notamment, une violente guerre éclatait entre le roi Hussein Ibn Talal et les Palestiniens, durant laquelle des massacres ont été perpétrés contre les civils faisant plusieurs dizaines de milliers de morts (« septembre noir » dans la mémoire palestinien).

Une dictature« efficace »

En dépit de ces turbulences, la Jordanie a acquis la réputation d’être une dictature « efficace », très liée aux Etats-Unis et à Israël, ayant pour but non seulement de policer les Palestiniens, mais aussi de constituer une base de déstabilisation contre les régimes bassistes de l’Irak et de la Syrie. Jusque dans les années 80, le roi Hussein prétendait parler au nom des Palestiniens dans le cadre de divers plans israéliens pour lui donner un rôle important dans la gestion de la crise. Hussein qui savait utiliser les occasions devint également un grand allié de la dictature irakienne lors de la guerre de Saddam contre l’Iran. Mais en 1987, le régime subissait un choc. Avec la première Intifada, la « révolte des pierres » démontrait à la face du monde que les Palestiniens n’entendaient pas se résigner à l’occupation ni accepter le joug du roi. Peu après, Hussein avait l’intelligence d’abandonner ses velléités de récupérer la Cisjordanie.

Une libéralisation sous influence

La Jordanie des années 1990 s’est donc retrouvée relativement marginalisée ayant épuisé son rôle d’« intermédiaire » obligé des Palestiniens. La première guerre contre l’Irak en 1991 est alors venue compliquer les choses. La très grande majorité des Jordaniens étant contre cette guerre, le régime d’Hussein a dû manœuvrer pour ne pas offusquer ses protecteurs américains. Néanmoins, les ressacs de cette évolution ont été dramatiques. Après la défaite de Saddam, des centaines de milliers de Palestiniens étaient expulsés du Koweït et des autres pétromonarchies du Golfe. N’ayant pas la possibilité de revenir chez eux, la plupart ont abouti en Jordanie en créant une grande pression sur les infrastructures déjà déficientes du pays. Entre-temps, les pays du Golfe coupaient les fonds pour « punir » la Jordanie d’avoir été aux côtés de Saddam. Pour faire contrepoids à cette évolution, le roi Hussein a alors entrepris une libéralisation relative. Parfois qualifié de « démocrature » par ses adversaires nationalistes ou de gauche, le régime a permis une certaine ouverture politique. Les partis d’opposition ont été légalisés, des élections ont eu lieu, la presse et les associations ont pu fonctionner avec une marge de manœuvre étroitement contrôlée par les redoutables moukhabarates. Les partis islamistes pour leur part ont connu une progression importante, en sachant qu’ils ne devaient pas franchir des « lignes rouges » établies par Hussein, notamment celle de gagner les élections ! On avait l’impression que la monarchie allait avec cette évolution réussir à naviguer dans les eaux troubles du Moyen-Orient.

La crise économique et sociale
Mais au tournant des années 1990, les tensions politiques se sont surtout ravivées sous la forme d’une crise latente au niveau social. L’absence d’investissements s’est traduite par une montée rapide du chômage qui touche le tiers de la population. Des régions périphériques ont été durement touchées par les mesures d’austérité budgétaire que le gouvernement a décrétées sous l’influence du Fonds monétaire international. Des turbulences ont éclaté au sein de la population jordanienne « de souche », prenant la forme d’« émeutes de la faim » dans plusieurs villes secondaires comme Ma’an, Karak et Zarqa. Quant aux Palestiniens généralement exclus de la fonction publique et surtout de l’armée, la majorité s’est retrouvée dans la pauvreté (bien que, paradoxalement, la petite élite économique privée est surtout palestinienne). Pendant ce temps, la détérioration de la situation en Cisjordanie et à Gaza a créé de nouvelles pressions. Les frontières entre Israël et la Jordanie ont été fermées à plusieurs reprises, ce qui a eu des effets très déstabilisateurs pour l’économie jordanienne. Après le déclenchement de la deuxième Intifada (2000) et le début de la guerre à finir d’Ariel Sharon contre les Palestiniens et Yasser Arafat, la Jordanie est devenue avec les territoires occupés un espace sinistré sur le plan économique. La disparition d’Hussein en 1999 a finalement été un coup dur contre un régime très personnalisé autour du roi qui avait su doser répression et cooptation d’une manière assez habile.

La guerre contre l’Irak

Avec la nouvelle guerre américaine contre l’Irak en 2003, la Jordanie se retrouve à nouveau coincée. Incapable d’appuyer Washington ouvertement, Amman devient cependant une plaque tournante pour les opérations militaires clandestines des Etats-Unis. La capitale jordanienne est aussi une sorte d’avant-poste politique et logistique pour préparer et mettre en place les conditions d’une occupation de longue durée. Comme on le sait, cette guerre alors est vue par les néoconservateurs à Washington comme la « première étape » d’une « grande stratégie » pour remodeler l’ensemble de la région. L’élimination de Saddam doit ouvrir la porte au « nettoyage » des régimes récalcitrants en Syrie et en Iran, et même à la marginalisation des pétromonarchies instables du Golfe. Abdullah II le nouveau roi comprend son intérêt dans cette évolution et pense que la dynastie hachémite peut se donner un nouveau souffle comme « allié stratégique » des Etats-Unis dans cette « réingénierie » programmée de la région.

L’impasse actuelle

Presque trois ans plus tard, la région est enlisée. Les néoconservateurs sont en déclin, Washington se cherche une porte de sortie permettant de « sauver la face ». L’Irak est à feu et à sang. Les Jordaniens et les Palestiniens sont sans illusion devant les manœuvres israélo-américaines en Palestine et dont le but est d’imposer la consolidation de l’occupation en Cisjordanie particulièrement. Le régime iranien, au cœur de l’« axe du mal » de Washington, continue sa fronde. On comprend dès lors que la monarchie jordanienne, dans l’œil du cyclone si on peut dire, est fragilisée. Et qu’en dépit de l’efficacité des moukhabarates, elle ne réussisse pas à contrôler la dégradation de la situation. En exécutant une véritable boucherie dans les hôtels à Amman, le chef d’Al-Qaïda dans la région, Abou Moussab Zarkaoui , envoit un double message, contre la collaboration de la Jordanie avec les Etats-Unis d’une part, et contre le régime lui-même. Certes, Zarkaoui peut dans un sens aider la tâche d’Abdallah : ce terrorisme sanguinaire ne peut que révolter les gens qui sont d’ailleurs sortis massivement dans les rues d’Amman pour dénoncer les terroristes. Entre-temps, Abdallah s’apprête à encore plus verrouiller la société, ce qui inquiète les associations de défense des droits humains qui estiment que les nouvelles mesures répressives vont davantage nuire à l’opposition libérale et aux médias qu’à Al-Qaïda. Certes à court terme, la situation va demeurer sous contrôle. Mais il ne faudrait pas s’y tromper. Les foules qui étaient dans les rues d’Amman pour dénoncer les terroristes seront encore plus nombreuses pour célébrer, s’il survient, un retrait honteux des forces américaines en Irak, ou encore pour fêter la défaite d’Ariel Sharon. La colère est immense et annonce les tempêtes de demain qui pourraient être encore tumultueuses.