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Israël/Palestine

Face aux impératifs de la revendication nationale

Lundi 22 mai 2006, par Michel WARSHAVSKY

Le processus d’Oslo est mort. Il a été définitivement enterré par Ariel Sharon en 2001, remplacé par la guerre permanente et préventive et l’unilatéralisme politique. Il serait évidemment prématuré d’affirmer qu’avec la mort du processus d’Oslo, l’option d’une solution négociée entre Israël et les Palestiniens n’existe plus. Tout dépend, en fait, de l’évolution de la politique états-unienne et d’un retour éventuel et probable à une politique de stabilisation régionale, après l’échec de la politique de déstabilisation et d’unilatéralisme guerrier mise en oeuvre en Irak.

Mais quoi qu’il en soit, la question est aujourd’hui posée de la pertinence des solutions qui semblaient réalistes au moment ou Yasser Arafat et Yitshak Rabin entreprenaient la tâche de mettre fin au conflit colonial centenaire en Palestine. En particulier de la création d’un État palestinien souverain en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, coexistant avec l’État sioniste. Avec l’accélération de la colonisation en Cisjordanie, la construction du mur et les mesures spatiales unilatérales, nombreux sont ceux qui se demandent si la « fenêtre d’opportunité » permettant la création d’un État palestinien souverain sur 22 % de la Palestine historique ne s’est pas définitivement fermée, et s’il n’est pas nécessaire d’envisager de nouvelles formules.

Pour prendre cette question à bras le corps, il est nécessaire de revenir quatre décennies en arrière.
Objectif : « le retour »

Le mouvement palestinien de libération nationale s’est constitué, dans les années cinquante, comme un mouvement pour le retour. Le retour des réfugiés, expulsés en 1948, dans leur pays, dans leurs villages, dans leurs maisons. Les organisations armées de résistance qui vont prendre, à partir de la fin des années soixante la direction de ce mouvement (Organisation de Libération de la Palestine, OLP), ne remettront pas en question cet objectif stratégique central, mais la stratégie pour y parvenir : non plus par la guerre menée par les États arabes, mais par la lutte armée et l’organisation autonome des Palestiniens.

La déroute des régimes arabes face à l’armée israélienne, en 1967, va donner aux organisations armées de la résistance palestinienne, et en particulier au Fatah, une aura qui dépassera largement les limites du peuple palestinien : « épicentre de la Révolution Arabe » dira-t-on pendant de nombreuses années dans les rangs du mouvement national et des organisations de la gauche arabes. Les incursions des Fedayins sur les territoires contrôlés par Israël devaient être le prélude et la méthode par laquelle la masse des réfugiés palestiniens pourrait réintégrer son pays, et y vivre souverainement.

Dès 1969, le retour se conjuguera avec un modèle constitutionnel de ce que devra être la Palestine libérée : un État démocratique et non confessionnel pour les Arabes de Palestine et les Juifs qui y demeurent, perçus comme une communauté religieuse appartenant à la nation palestinienne, prise dans son sens français, c’est-à-dire la communauté de tous les citoyens de Palestine. Ce modèle, inspiré entre autres des positions de l’ANC d’Afrique du Sud, s’opposait au modèle multiconfessionnel libanais qui faisait de ce pays non pas une communauté de citoyens, mais une communauté de communautés. L’objectif d’une « Palestine démocratique et non-confessionnelle » marquait une rupture véritablement progressiste avec la conception qui prévalait jusqu’alors qui conjuguait le retour des Palestiniens dans leur patrie spoliée avec le « rapatriement » des colons juifs et de leurs descendants vers leurs pays d’origine. Il ignorait cependant le caractère national et non confessionnel de la communauté juive-israélienne, même s’il s’agissait d’une nation pas encore totalement formée.

Ceci dit, le Fatah, rejoint plus tard par les autres formations nationalistes, accepte, dès 1969, les Israéliens comme des citoyens égaux dans l’État palestinien, ce qui contraste, jusqu’à aujourd’hui, avec la position sioniste qui revendique un État ethnique (l’État juif), exclut le droit au retour des millions de réfugiés palestiniens, et maintient sa minorité palestinienne dans une situation de discrimination institutionnalisée. Contrairement aux idées préconçues et aux préjugés racistes enracinés y compris dans la gauche européenne, le mouvement national palestinien peut, jusqu’à aujourd’hui, donner des cours élémentaires de démocratie aux sionistes, même à ceux que l’on nomme « sionistes de gauche ».
Le tournant : « la partition »

C’est au milieu des années soixante-dix que Yasser Arafat remet en question non seulement la stratégie, mais l’objectif du combat national palestinien, en mettant en avant non plus le retour (qu’il continue évidement à revendiquer) mais la souveraineté nationale, fondée sur une partition de la Palestine. C’est un tournant majeur, lié, entre autres, à la prise en considération que, dans l’état actuel des choses, la population israélienne, quasi-unanimement, ne renoncera pas à l’État ethnique, et que si les Palestiniens voulaient mettre fin à l’occupation de la Bande de Gaza et de la Cisjordanie et obtenir une souveraineté nationale dans un avenir relativement proche, il fallait composer avec cette conception rétrograde de l’existence nationale israélienne.

En 1988, le Conseil National Palestinien d’Alger allait ratifier à une large majorité, la perspective mise en avant par le leader palestinien, et fixer comme objectif stratégique la création d’un État palestinien souverain en Cisjordanie et à Gaza aux côtés de l’État Juif.

Les accords d’Oslo étaient sensés mener à la réalisation de cet objectif stratégique qui, dans l’opinion publique israélienne, avait réussi à largement percer et s’était imposé à une partie importante de la direction travailliste. Pourtant, tout en négociant avec l’OLP des accords intérimaires supposés mener à la fin du contrôle israélien sur les territoires occupés en 1967, les divers gouvernements israéliens poursuivaient, voire accéléraient, la colonisation de ces même territoires. Rapidement, la réalité de la colonisation définissait les limites du territoire sur lequel Israël était prêt à voir se constituer un État palestinien indépendant, réduisant la Cisjordanie à une série de cantons isolés les uns des autres sur 50 % à 60 % du territoire occupé en 1967. Les « blocs de colonies » étaient de fait annexés à Israël, rendant la perspective d’un État palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza caduque.

C’est quand ce nouveau consensus israélien concernant les « blocs de colonies » est devenu une réalité que s’est posée la question, en Israël comme dans le mouvement national palestinien, sur la faisabilité d’une partition de la Palestine en deux États. « Est-ce encore réalisable ? » se demandent nombre de militants, avec un certain plaisir pour une partie d’entre eux, qui avaient considéré le « compromis historique » de 1988 comme une compromission. Mais même le premier ministre palestinien, Ahmad Qorei, qu’on ne peut pas soupçonner d’extrémisme, a posé publiquement la question : est-ce que la politique israélienne de colonisation intensive et d’unilatéralisme n’est pas entrain de s’imposer à elle-même le retour à la solution d’un seul État sur l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire ?

Car si l’option d’une partition disparaît, on en revient au programme originel de l’OLP, à savoir un État démocratique et non-confessionnel, ou encore celui, mis en avant par des progressistes israéliens, d’un État binational.
Vers un État démocratique et non confessionnel ?

A première vue l’idée d’une solution basée sur la formation d’un État commun aux Juifs et aux Arabes qui vivent (ou y ont vécu, et sont devenus des réfugiés) sur la terre de Palestine est séduisante et certainement progressiste : elle rompt avec la conception ethnique de l’État, elle permet aux deux communautés d’exprimer leur liens affectifs, voire historiques, avec ce qu’ils considèrent, les uns et les autres, comme leur patrie, elle facilite la possibilité du retour des réfugiés. Surtout, la solution de l’État unique, démocratique et non confessionnel n’exige pas des Palestiniens (et de cette minorité d’Israéliens qui se revendiquent du Grand Israël) à renoncer à une partie de ce qui fait le coeur de leur aspiration nationale.

Et pourtant, il serait gravement erroné de considérer le passage de la revendication d’une partition profondément injuste, il faut le reconnaître, mais apparemment réaliste à celle d’un État unique, comme un pas en avant, comme une victoire. Bien au contraire : ce changement signifie l’échec d’une stratégie de près de trois décennies, et l’incapacité du mouvement national palestinien (et de ses alliés du mouvement de la paix israélien) à imposer à Israël un compromis qui pouvait mettre fin au conflit israélo-palestinien dans un laps de temps relativement court, c’est-à-dire en faisant l’économie de décennies supplémentaires de colonisation, de répression, de morts et de destructions.

Il s’agit, il faut le comprendre, d’un changement radical de séquence, et d’un passage d’une perspective à court/moyen terme à une perspective à long terme. Car la perspective d’un seul État pour les deux communautés qui vivent en Palestine suppose non seulement la fin de l’État Juif, mais la fin de la volonté des Israéliens d’avoir leur propre État et d’être prêts à se battre pour conserver cet État. Nous en sommes très loin. En l’état actuel des choses, les Juifs d’Israël ne veulent pas seulement conserver le caractère ethnique de leur État, mais encore l’élargir à l’ensemble de la Palestine.

Si le mouvement national palestinien ne jouit pas aujourd’hui d’un rapport de force capable d’arracher à Israël l’autodétermination sur moins d’un quart du territoire qu’il contrôle, rien ne permet d’assumer qu’il a les moyens de remettre en question, militairement, diplomatiquement ou par la bataille des idées, la souveraineté israélienne elle-même. D’autant plus qu’un État unitaire implique, s’il n’est pas imposé par la force, une volonté mutuelle de vivre ensemble, ce qui n’est le cas, aujourd’hui en Israël, que de 0,01 % de la population juive

Il se peut et nous y reviendrons que la perspective d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza ne soit plus réaliste si elle ne l’a jamais été. La conclusion qui s’imposerait serait de passer d’une perspective de libération territoriale, c’est-à-dire soutirer à Israël le contrôle sur la Cisjordanie et la Bande de Gaza, à une perspective de changement du régime politique en place et son remplacement par un régime démocratique et des droits égaux pour tous les résidents (présents et passés) de Palestine. D’un modèle de type algérien ou irlandais, à un modèle de type sud-africain de lutte contre le régime d’apartheid.

Mais le changement qui s’imposerait de l’échec de la lutte pour une souveraineté palestinienne en Cisjordanie et à Gaza n’est pas seulement dans le domaine du temps (du court au long terme) et du cadre stratégique (de la libération territoriale à l’égalité des droits) : il s’agirait aussi de « dénationaliser » la lutte palestinienne et de remplacer le drapeau national par celui de la citoyenneté. En effet, le combat contre l’apartheid, en Afrique du Sud, n’a pas été mené par l’ANC au nom de la nation africaine comme le défendait le Pan-African Congress mais avec la perspective de créer, sur les ruines du régime raciste, une nation sud-africaine nouvelle, multiraciale, sous le drapeau arc-en-ciel de l’Afrique du Sud démocratique.

Un tel modèle semble extrêmement déphasé par rapport à la réalité des deux communautés concernées. S’il semble évident que les Israéliens ne sont pas sur le point de se « dénationaliser » et d’être prêts à renoncer à leur spécificité nationale et culturelle au coeur d’un monde arabe et musulman plus conscient que jamais de son identité propre, les Palestiniens non plus ne sont prêts à remplacer leur drapeau et leurs revendications nationales au profit d’une citoyenneté supranationale et des droits démocratiques individuels.

Le fait que ce soient les courants palestiniens les plus nationalistes qui défendent la perspective de l’État démocratique laisse supposer qu’en fait ils revendiquent une Palestine unie spatialement mais identitairement arabe, laissant à la minorité juive les droits d’une minorité religieuse. Difficile d’imaginer un soutien juif massif à une telle perspective, même à long terme.
Un État binational ?

L’avantage du projet d’un État binational c’est qu’il répond à la fois à l’éventuelle impossibilité d’une solution basée sur la partition de la Palestine historique et aux impératifs de la revendication nationale, très largement majoritaire dans les deux communautés.

Entre la Mer Méditerranée et le Jourdain, il n’y a pas seulement dix millions d’individus, mais aussi deux nations qui aspirent, l’une comme l’autre, à une existence nationale propre. On peut le regretter mais pas le nier. Et si les uns se battent depuis des décennies pour obtenir leurs droits nationaux, les autres se battront jusqu’au bout, le dos à la mer pour maintenir coûte que coûte leur souveraineté. Mettre fin au conflit signifie trouver une solution où les deux aspirations nationales puissent s’exprimer, soit dans deux États, soit sous une forme unitaire, fédérale, confédérale ou cantonale.

Les deux projets soumis au vote de l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 29 novembre 1947, pour résoudre « la question de la Palestine » s’appuyaient sur le binationalisme : la position majoritaire prônait deux États, un État arabe et un État juif, étroitement liés, la position minoritaire un État fédéral. L’État arabe n’a jamais vu le jour, et le territoire sur lequel il devait être établi a été divisé entre le nouvel État juif et le royaume hachémite de Transjordanie, sur la base d’un accord préalable entre le mouvement sioniste et l’Émir Abdallah.

Quand, avec trente-cinq ans de retard, la création d’un État palestinien souverain s’est concrètement posée sous la forme d’une souveraineté palestinienne en Cisjordanie et sur la Bande de Gaza, elle s’est rapidement heurtée aux visées expansionnistes et coloniales de l’État d’Israël, pour finalement échouer sur l’intransigeance d’Ehoud Barak au sommet de Camp David en juillet 2000.

Pour certains, le fiasco de Camp David ferme définitivement l’option d’une partition acceptable par les deux parties, et met à l’ordre du jour, comme unique possibilité réaliste, même si à long terme, une coexistence dans le cadre d’un seul État.

Il me semble pourtant que cette analyse soit, pour le moins prématurée, et pêche par une surestimation des facteurs objectifs au détriment du facteur politique.

L’immense majorité des Palestiniens continuent à croire à et à se battre pour un État Palestinien souverain en Cisjordanie et à Gaza, libérés de l’occupation israélienne ; une majorité d’Israéliens souhaitent, ou pour le moins croient inévitable, la constitution d’un État Palestinien en Cisjordanie et à Gaza, ne serait-ce que pour maintenir le caractère démographiquement juif de leur propre État ; la communauté internationale partage ce point de vue.

Pour fermer la porte devant cette option politique, il est nécessaire de briser cette aspiration politique et le mouvement national palestinien. C’était précisément tout l’objectif de la sanglante campagne de pacification d’Ariel Sharon entre 2001 et 2005. Mais elle a échouée, et les Palestiniens continuent à se battre pour leur État indépendant. Tant que ce sera le cas, leur cause doit être la notre et leur revendication au coeur de nos campagnes solidaires.
État juif et binationalisme

Quel que soit l’objectif concret pour lequel il y a lieu de combattre, y compris celui d’une partition de la Palestine historique, le concept du binationalisme est, aujourd’hui, essentiel dans la pédagogie politique d’organisations israéliennes se revendiquant d’une position démocratique qui, dans le cas de l’État sioniste, signifie démocratique révolutionnaire. En effet, Israël se définit comme « État juif », pris dans son sens d’État aussi démographiquement juif que possible. Or, dans une optique démocratique, cette conception se doit d’être deux fois rejetée : d’abord, parce que l’idée d’un État ethnique est haïssable et toujours lourde d’une obsession démographique et d’une tentation a l’épuration ethnique ; ensuite, parce que dans la réalité concrète d’Israël, elle implique inévitablement une discrimination structurelle et institutionnalisée contre les populations non-juives, et en particulier la (grande) minorité palestinienne.

C’est bien là la raison pour laquelle il est impératif, en Israël, de mener des campagnes de sensibilisation et d’éducation sur le thème du binationalisme, comme antidote au concept de l’État Juif, comme alternative à l’État ethnique. Ceci, indépendamment des objectifs concrets de la lutte politique, un État palestinien en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza ou autre chose. Les valeurs de coexistence, de partenariat, de coopération doivent être notre réponse à la philosophie de la séparation et à la politique des murs.

C’est cette préoccupation que nous retrouvons dans une initiative israélienne qui a connu, il y a un an et demi, une petite notoriété sous le nom d’« Appel d’Olga » (Olga étant le nom de la petite ville sur la côte israélienne où il a été rédigé).

Comme l’indiquent les six initiateurs de cette initiative, tous vétérans de la solidarité avec le peuple palestinien et idéologiquement anti-sionistes, l’objectif de cet appel est précisément de lancer un débat de fond dans la société israélienne et ses forces de gauche : « Nous n’avons ni l’intention de créer un autre mouvement contre l’occupation, ni un parti politique (programme, institutions, dirigeants). Nous voulons provoquer un débat public de fond sur l’impasse israélienne dans laquelle nous vivons et sur les changements profonds indispensables pour en sortir. Il n’y a pas un seul Israélien qui ne sache pas qu’il ne s’agit pas la de questions futiles, mais de l’avenir des peuples de ce pays. »

L’écho rencontré par cette initiative démontre qu’il est urgent, en Israël, de proposer un cadre de réflexion et d’action qui ne se limite pas au combat indispensable et toujours encore prioritaire contre l’occupation et la répression dans les territoires occupés, mais soulève les questions de fond sur la nature des relations coloniale entre les deux peuples et les alternatives à mettre en oeuvre.

L’ont parfaitement compris ces quelques dizaines de militants et d’intellectuels palestiniens qui ont relevé le défi et proposé des rencontres de réflexion sur les thèmes proposés par cet « appel d’Olga ».