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Irsaël - Palestine

« En prenant Jérusalem, Israël a décidé qu’il n’y aurait pas de paix »

Entretien avec l’historien israélien Tom Segev

Mardi 12 juin 2007

Tom Segev vient de publier 1967 ; six jours qui ont changé le monde (1). Un livre - original qui plonge dans la société israélienne avant, pendant et après la guerre, pour mieux comprendre ce qui s’est passé et ses - implications actuelles.

Où en était la société israélienne à la veille de la guerre, en juin 1967 ?

Tom Segev. Si vous étiez en Israël au milieu des années soixante, vous pensiez participer à une aventure extraordinaire et pleine de succès. L’État existait malgré deux guerres, 2 millions de juifs étaient venus y vivre et construire la nation, l’économie marchait bien et culturellement c’était un succès. Les gens venaient du monde entier pour voir ça, d’Alfred Hitchcock à Jean-Paul Sartre. Les Israéliens étaient optimistes, confiants dans un avenir qui fournirait à leurs enfants une vie meilleure.

Tout cela disparaît de façon abrupte dix-huit mois avant la guerre et Israël entre dans une crise psychologique terrible. Le pays connaît une récession économique et une montée du chômage. Il y a plus de départs du pays que d’arrivées. Cela ne s’était produit qu’une seule fois dans le passé, en 1953. Il n’y a rien de plus offensant pour l’ego sioniste ! Une blague est d’ailleurs apparue faisant état d’un panneau à l’aéroport de Tel-Aviv demandant au dernier juif qui partirait d’éteindre la lumière. Le rêve sioniste était fini.

Déjà en 1966 on parlait de post-sionisme. L’expression ne date pas de maintenant. Il y avait un grand fossé entre les générations. Les parents sentaient qu’ils perdaient leurs enfants en tant que sionistes. Pour la première fois les ashkénazes (juifs d’Europe centrale et orientale) étaient dépassés en nombre par des non-ashkénazes. Au niveau politique, le très charismatique David Ben Gourion était remplacé par Levi - Eshkol, en qui personne n’avait confiance.

Et le « terrorisme » palestinien commençait, ce dont peu de monde se souvient. Tout cela n’était pas dramatique mais un pays normal ne peut pas vivre avec tous les deux jours quelque chose qui se passe : une bombe ici, quelqu’un tué là... Eshkol s’est donc tourné vers l’armée et a demandé ce qu’elle comptait faire. L’armée n’avait pas de réponse au terrorisme. C’est intéressant parce que c’est comme aujourd’hui. La seule réponse qu’ils avaient était de frapper la Syrie. La tension a commencé à monter à la frontière syrienne mais aussi à la frontière égyptienne. La crise à la frontière égyptienne avait des solutions diplomatiques variées, mais elles réclamaient toutes des nerfs solides et un gouvernement fort. La crise de mai 1967 a frappé la société israélienne au plus mauvais moment parce qu’elle se trouvait en perte de confiance. C’est à ce moment que l’idée de l’Holocauste a émergé.

Comme vous le savez l’Holocauste est un sujet problématique en Israël. Il y a beaucoup de manipulations. À cette époque le ministère des Affaires étrangères a demandé à son ambassadeur à Washington de prendre rendez-vous avec le rédacteur en chef du New York Times et de lui expliquer que Nasser était un nouvel Hitler ! La panique ici a été générale. Pour mon livre j’ai collecté 500 lettres envoyées par des Israéliens aux États-Unis. Ce ne sont pas des lettres au New York Times mais des lettres personnelles, d’une mère à sa fille, d’un homme à son frère. Elles reflètent toutes cette peur. À Tel-Aviv, on a commencé à sanctifier des parcs, des terrains de football pour enterrer des corps parce qu’on pensait qu’il y aurait des dizaines de milliers de cadavres. Seul un pays qui a connu un holocauste peut se préparer ainsi au prochain.

La guerre était donc inévitable ?

Tom Segev. La guerre avec l’Égypte était inévitable. Pas pour des raisons diplomatiques et militaires comme le craignait Eshkol, mais parce qu’Israël était psychologiquement trop faible pour ne pas aller à la guerre.

Mais il y a eu trois guerres cette semaine là : avec l’Égypte, avec la Jordanie et avec la Syrie. Et trois explications différentes. Lorsque la guerre s’engage avec la Jordanie, le danger existentiel est fini. Nous avons déjà détruit les forces aériennes égyptiennes. La guerre avec la Jordanie contredit l’intérêt national d’Israël. Ce n’est pas moi qui le dis maintenant, ils l’ont dit eux-mêmes à cette époque. C’est une des choses nouvelles qu’il y a dans le livre.

Six mois avant la guerre, la direction du Mossad, les renseignements militaires et le ministère des Affaires étrangères se sont réunis et ont fait quelque chose que les Israéliens ne font pas souvent : ils ont réfléchi à l’avenir. La question était : quelles sont les circonstances qui rendraient nécessaire la prise de la Cisjordanie ? Parce qu’il y avait des groupes armés palestiniens qui venaient aussi de Jordanie. Mais à la fin ils sont arrivés à la conclusion qu’il n’était pas dans l’intérêt d’Israël d’occuper la Cisjordanie. Pourquoi ? À cause de la population palestinienne. Une occupation rendrait vie au nationalisme palestinien, ce serait dommageable pour la majorité juive et éventuellement cela amènerait une résistance armée. Ils ont donc dit qu’il ne fallait pas occuper la Cisjordanie. Mais au matin du 5 juin 1967 toutes ces raisons ont été oubliées. Le fait que Hussein de Jordanie ait attaqué Jérusalem pouvait donner lieu à des représailles, comme détruire l’armée jordanienne, exhiber Hussein en sous-vêtements comme ils ont fait avec Saddam. Mais pourquoi occuper la Cisjordanie ?

J’ai eu accès pour la première fois aux discussions du gouvernement. Pas un ministre n’a posé la question de savoir en quoi il était dans l’intérêt d’Israël de contrôler Jérusalem-Est. Ils n’ont pas convoqué un seul expert. On prend les lieux saints du monde chrétien et du monde musulman et on ne demande pas son avis à un juriste, comme on le fait pour acheter un appartement ? Il n’y a pas eu de question parce que la réponse est évidente. C’est irrationnel : la religion, l’aspiration nationale, deux mille ans de sionisme. Ils ont pris Jérusalem-Est et la Cisjordanie en sachant qu’il ne fallait pas. En prenant Jérusalem ils ont décidé qu’il n’y aurait pas de paix puisque celle-ci ne peut exister sans rendre Jérusalem.

Quarante ans après on sait qu’Israël n’a absolument rien gagné en prenant les territoires palestiniens.

Quel était le sentiment des Israéliens lorsqu’ils sont partis en guerre ?

Tom Segev. Avant la guerre ils pensaient être en danger d’extermination. Ils utilisaient d’ailleurs ce terme. L’armée a expliqué que celui qui frappe le premier gagne. Elle a mis le gouvernement sous pression. Le premier ministre Eshkol a laissé le portefeuille de la Défense à Moshe Dayan.

En fait Eshkol est apparu comme quelqu’un de fort : il a dit dès le début qu’Israël n’engagerait pas la guerre sans le feu vert des États-Unis. Il y avait aussi une forte tension entre les jeunes généraux et ces vieux politiciens qui étaient à leurs yeux des juifs faibles de la diaspora. Rabin, le chef d’état-major, représentait les nouveaux Israéliens, ces sabras qui voulaient se débarrasser de ceux qui parlaient yiddish. Eshkol, lorsqu’il parlait des généraux, disait « les Prussiens », ou, à propos de Dayan, « l’Arabe ». Tout ça a joué un rôle. Après la guerre la blague était la rencontre de deux généraux : « Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? Si on attaquait Le Caire ? OK, et l’après-midi ? » La société est passée du plus bas à une élévation quasi messianique. De plus il n’y a pratiquement pas eu de résistance de la part des Palestiniens et l’idée d’une occupation douce s’est installée.

Nous n’avons pas décollé de 1967. Ce sont les mêmes problèmes, les mêmes débats, mais plus difficiles à résoudre. 1967 continue.

Pour les Israéliens, les Palestiniens n’étaient pas là en quelque sorte ?

Tom Segev. Les Palestiniens n’étaient nulle part. Lorsque j’ai grandi, on disait « Arabes », ce qui voulait dire Égyptiens, Syriens, Jordaniens, Irakiens, Libanais. On n’a jamais pensé aux Palestiniens.

Cela a été le grand choc de l’après-guerre. Il fallait compter avec un nouveau facteur. On n’avait jamais entendu parler des Palestiniens. On savait qu’une fois par an il y avait une discussion à propos des réfugiés aux Nations unies. Mais rien de vraiment concret. On ne savait pas à quoi ressemblait un camp de réfugiés. Rabin pensait qu’il fallait établir un État palestinien indépendant et pas rendre les territoires à la Jordanie. Il y a eu des discussions avec les Palestiniens ainsi qu’avec le roi Hussein.

Mais on se sentait si puissant qu’on pensait qu’on pouvait mettre des conditions : on ne rendrait pas Jérusalem ni Gaza, pas plus que la vallée du - Jourdain. Pas non plus le Golan, ni le Gush Etzion, ni Hébron... Donc il y a eu de plus en plus de colonies.

Je ne suis pas encore arrivé à la conclusion qu’on a manqué une opportunité de faire la paix en 1967. Je ne pense pas que les Israéliens et les Palestiniens étaient prêts. Le fossé était trop grand. En 1967 on a loupé l’opportunité de résoudre le problème des réfugiés. C’était le moment. Ils étaient arrivés à la conclusion qu’il faudrait mettre les réfugiés de 1948 qui se trouvaient à Gaza en Cisjordanie. Rien ne s’est passé alors qu’il y aurait pu y avoir l’argent. La branche française des Rothschild avait offert d’en donner.

Mais les - Israéliens ont pensé que ce n’était pas pressé, que l’ONU s’occupait de ces réfugiés. Il y avait aussi des problèmes politiques. Des gens comme Begin, Dayan, Alon disaient que la Cisjordanie devait être gardée pour les colonies juives. Eshkol s’est dit qu’on pouvait se débarrasser des réfugiés palestiniens dans des pays arabes comme l’Irak. Il en a même parlé au président des États-Unis, Johnson. Il y avait aussi une dimension idéologique : le mouvement sioniste, Israël faisaient partie du problème, ce qu’ils se refusaient et se refusent à admettre.

En 1967 on a appris que le problème n’était pas entre Israël et les pays arabes mais entre Israël et les Palestiniens. C’est la conséquence majeure de cette guerre, même si tous les Israéliens ne veulent toujours pas le reconnaître.

(1) Éditions Denoël, 658 pages, 32 euros.

Entretien réalisé par Pierre Barbancey