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LIBAN

Comment se sortir de la crise ?

Mardi 18 septembre 2007, par Georges Corm

Depuis l’accession du Liban à l’ordre international au milieu du XIXè siècle, une partie des personnalités politiques chrétiennes du Liban a toujours voulu voir notre pays arrimé aux puissances occidentales, qu’elles qu’en soient les conséquences pour la stabilité du pays et la paix civile. Ce groupe de familles politiques a continué sur la même ligne après l’indépendance du pays en 1943, sans plus réfléchir sur les conséquences de cette politique de nature suicidaire. 1958, 1968, 1975-1990, enfin depuis 2005 jusqu’à aujourd’hui, autant d’épisodes durant lesquels, ce groupe n’a eu qu’une obsession en tête : coller à la politique des puissances occidentales au Moyen-Orient et aux régimes arabes dits « modérés » qui leur sont dévoués. Peu leur importe qu’en définitive les résultats, bien rarement positifs, de cette politique entraîne une émigration permanente et dangereuse des chrétiens du Liban ainsi que l’érosion de leur importance politique sur l’échiquier national.

Il y a dans cette position quasi-suicidaire une dogmatique qui s’exprime par trois axiomes.

Il s’agit d’abord du refus d’un Etat fort, disposant d’appareils de sécurité efficace ; ce refus amène au démantèlement de ces appareils à chaque grande crise régionale. Il en a été ainsi notamment après le départ du Général Fouad Chéhab de la présidence de la république et la guerre israélo-arabe de juin 1967, ce qui a ouvert la porte à la pénétration des mouvements armés palestiniens et la signature du malheureux Accord du Caire ; mais aussi, plus récemment, à l’occasion de l’assassinat de Rafik Hariri, ce qui a permis l’implantation des mouvements jihadistes sunnites au Liban, tels Fath el Islam. Ce démantèlement se déroule à chaque fois derrière le prétexte de la défense de la démocratie, comme si le Liban était la Norvège et vivait sur une île isolée à l’abri des ambitions de puissances régionales et internationales.

Il s’agit ensuite de la recherche à tout prix d’un alignement sur un axe arabe pro-occidental contre ceux des pays arabes qui résistent aux demandes et pressions de l’Occident sur le plan politique. Fouad Chéhab fut honni par cette catégorie de personnalités politiques pour avoir traité avec le régime nassérien et avoir accepté que l’influence nassérienne soit prise en considération dans la politique extérieure du pays. La sécurité et la stabilité que cette sagesse politique a assurées au Liban durant les six ans de sa présidence sont totalement ignorées et, jusqu’aujourd’hui, une propagande nocive s’acharne à détruire l’image de ce grand réformateur, sous prétexte des agissements du Second bureau de l’armée libanaise, comme si ailleurs dans le monde - y compris démocratique- les services de sécurité respectaient toujours dans leurs opérations et comportements la plus haute moralité et transparence.

Enfin, le troisième axiome est qu’il n’existe pas de problème social au Liban, ni même un problème de modèle économique étriqué qui ne peut en aucun cas assurer la prospérité de tous les Libanais et la solidité financière de l’Etat. Les phénomènes d’exploitation économique et sociale les plus outrageants qui, à leur tour, mettent aussi en danger la paix civile et favorisent le développement des extrémismes sont totalement ignorés et toute aspiration de réforme économique et profondeur est vivement combattue, comme ce fut le cas pour celles préconisées et réalisées par Fouad Chéhab sous l’inspiration (chrétienne) très remarquable de l’Abbé Louis Lebret et de la mission IRFED.

Les résultats de cette attitude politique ont été particulièrement catastrophiques durant la période 1975-1990 et, notamment à partir de 1978 du fait de l’alliance forgée par le Front Libanais avec l’Etat d’Israël et de l’abandon de l’alliance précédente conclue en 1976 avec la Syrie. Cette alliance contre nature avec l’Etat d’Israël, qui amènera le Liban à être le second pays à signer la paix (morte née) avec Israël après l’Egypte, permet alors l’invasion sanglante de 1982 qui se termine dans le chaos généralisé et l’expulsion de toute la communauté chrétienne de la région du Chouf.

Il semble, toutefois, que les leçons du passé n’ont guère été apprises. Le même comportement aveugle, sur le mode de la tragédie grecque, semble aujourd’hui se répéter. Il est vrai qu’à la différence de la période 1978-1982, une partie de la communauté sunnite et de la communauté druze s’est convertie aux thèses d’un pro-occidentalisme aveugle, ce qui ne fait malheureusement que conforter cette façon de voir devenue un autisme dangereux dans une partie du leadership libanais.

En revanche, ce sont encore cette fois deux militaires chrétiens (le Général Emile Lahoud et le Général Michel Aoun) qui font face à cet autisme. Parce que ces deux personnalités ont continué sur la lignée du Chéhabisme et ont refusé d’embrigader le Liban dans les projets de l’Occident et des régimes arabes alignés sur lui en Orient, quel déchaînement de dénigrement subissent ces deux militaires (qui ont pourtant été dans des camps opposés autrefois) ! La même véhémence, les mêmes mots dépréciateurs et jugements à l’emporte pièce sont employés aujourd’hui que ceux qui avaient été proférés, il y a un demi-siècle, pour dénigrer la politique du Général Fouad Chéhab et sa personnalité, ainsi que son alliance avec l’Egypte nassérienne.

Et pourtant, existe-t-il vraiment une autre politique afin de sauvegarder la paix civile, mais aussi afin d’assurer aux Chrétiens du Liban de pouvoir vivre la tête haute dans leur pays, sans être toujours du mauvais côté de la barrière. En effet, qui peut croire vraiment, s’il connaît quelque peu l’histoire du Moyen-Orient, à la possibilité pour les Etats-Unis et Israël de pouvoir continuer à long terme de mener cette politique d’hégémonie cruelle dans la région ? L’échec des Croisades ou la liquidation des deux colonialismes anglais et français, mais aussi la persistance des résistances aux occupations étrangères en Irak, en Palestine, au Liban, la catastrophe entraînée par l’intervention américaine en Irak, ne donnent-ils pas à réfléchir sur l’erreur permanente d’un alignement sur la politique des puissances occidentales ?

Si des pays homogènes comme l’Egypte ou le Maroc ou le puissant petit Emirat de Qatar ou d’autres pays peuvent se payer le luxe de relations avec Israël et la soumission aux intérêts américains dans la région, pense-t-on vraiment que le Liban dans sa fragile complexité le peut ?

C’est manquer totalement de réalisme et refuser les leçons du passé tout proche (1982-1985). Faut-il ajouter que ce que peuvent se permettre les majorités communautaires en Orient, les minorités ne le peuvent pas et n’ont aucun intérêt à mettre en danger leur avenir et ceux des générations futures pour les beaux yeux des Etats-Unis et d’Israël.

De plus, peut-on continuer avec cette vieille obsession qui ne voit l’ennemi que d’un seul et même côté et l’ami toujours d’un autre, comme si la géopolitique tourmentée de la région était régie par des démons d’un côté, des bonnes oeuvres charitables de l’autre. Cela est indigne de notre culture libanaise, de notre riche patrimoine, ainsi que de l’ambition des Libanais d’être une avant-garde du progrès en Orient.

Le Liban, de par sa vocation, mais aussi de par sa position géographique entre la Syrie, la Palestine occupée et Israël, ne peut être malheureusement un pays non aligné ou même neutralisé dans l’ordre régional, ce qui eût certes été souhaitable. Il doit donc développer une stature forte qui ne le mette pas à la remorque de tel ou tel regroupement régional. Il doit, pour cela, disposer d’un système de défense cohérent et efficace qui dissuade l’Etat d’Israël de vouloir encore et toujours l’attaquer, violer son espace maritime et aérien, s’accaparer ses eaux, notamment celles très abondantes de la zone des Fermes de Chébaa, toujours occupée par Israël. Le Liban ne peut pas non plus plus faire partie de groupe de pays arabes qui font pression sur les organisations palestiniennes pour qu’elles abandonnent toute résistance à l’occupation israélienne et qui oeuvrent pour consolider l’hégémonie américano-israélienne sur la région. La présence d’un si grand nombre de réfugiés, le spectre d’une implantation qui leur attribuerait la nationalité libanaise et achèverait de perturber les fragiles équilibres communautaires et socio-politiques : autant de raisons graves qui font que notre politique doit être très vigilante en ce domaine.

Avec la Syrie, il est clair au-delà de toute hésitation qu’il faut des relations très strictement égalitaires sur le plan des respects de la souveraineté. La délimitation définitive des frontières et l’établissement de relations diplomatiques, ainsi que la révision des accords passés, sont une autre composante d’une relation définitivement assainie. En contrepartie, il convient d’abandonner toute velléité de participer à des pressions occidentales ou arabes pour déstabiliser le régime de notre grand voisin. Le devoir de réserve s’impose à tous les hommes politiques dans ce domaine avec la même vigueur que pour d’autres pays arabes, comme l’Arabie saoudite.

Cependant, pour parvenir à ces objectifs, il est clair que nous devons passer du vieux modèle économique basé sur une économie non sophistiquée de simple intermédiation dans le domaine des services à un modèle à l’irlandaise. Notre modèle actuel est, en effet, totalement dépassé par les données nouvelles de la globalisation économique et les progrès immenses réalisés par les économies arabes voisines. Si autrefois nous avons pu jouer le rôle d’intermédiaires entre le monde capitaliste développé et les économies arabes sous-développées ou en proie au socialisme d’Etat, aujourd’hui, ce rôle est dépassé. De toutes façons, il est de la nature même de la globalisation économique de supprimer les intermédiaires.

En conséquence, nous devons opérer un saut qualitatif majeur dans notre façon de penser notre économie : il est impératif de la diversifier, d’aller vers des activités sophistiquées à haute valeur ajoutée qui tirent profit de l’existence de ressources en eaux, de la remarquable biodiversité dont jouit le pays, de la qualité de nos ressources humaines dans tous les domaines techniques et scientifiques et qui doivent s’expatrier faute de trouver stabilité et débouchés professionnels à la mesure de leurs capacités et de leur dynamisme.

Ce n’est que de cette façon que nous pourrons dégager les ressources nécessaires pour commencer enfin à rembourser notre dette publique astronomique et pour assurer le financement de moyens de notre défense adéquats, tout en intégrant le bras armée du Hezbollah dont il ne faut pas perdre l’expérience et la capacité militaires exceptionnelles, ni le brader politiquement sans contrepartie sérieuse.

Si les problèmes libanais ne trouvent pas de solution plus de soixante ans après l’indépendance, c’est parce qu’ils sont mal posés. C’est une autre façon de penser le Liban à laquelle nous sommes appelés, si nous voulons sortir du cercle vicieux des crises qui nous affectent à chaque fois que des tensions régionales fortes se manifestent ; mais aussi, si nous voulons dépasser les sensibilités politiques antagonistes entre Libanais, qui tournent toujours et exclusivement autour de la politique extérieure du pays et de sa place sur l’échiquier régional.

Tout le reste n’est que bavardage insipide, répétitif et lassant qui pousse toujours plus de Libanais à l’émigration.

Georges Corm est l’auteur de l’ouvrage Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2005 et du Proche-Orient éclaté. 1956-2007, Gallimard, Coll. Folio/histoire, 2007.