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CRISE AU MOYEN-ORIENT

Comment le lobby pro-israélien tente d’étouffer le débat

Mercredi 6 septembre 2006, par Michael Massing

Depuis la publication de "The clash of civilizations ?" (« le choc des civilisations ? ») de Samuel Huntington, aucun essai universitaire n’avait explosé avec autant de force que "The Israel lobby and US foreign policy" (« le lobby israélien et la politique étrangère des Etats-Unis ») écrit par John J. Mearsheimer, professeur à l’université de Chicago et Stephen M. Walt de la Kennedy School of Government de l’université de Harvard.

Publié le 23 mars 2006 dans la London Review of Books et sur le site de la Kennedy School, le rapport a fait parler de lui des cafés du Caire aux bureaux d’éditions de Haaretz. Il a été qualifié de "puant" (Christopher Hitchens), de "fou" (max Boot), de "conspirateur" (la Ligue Anti-Diffamation), de "singulièrement amateur" ( la Forward) et de "courageux" (Philip Weiss dans la revue The Nation). On a beaucoup spéculé sur les raisons pour lesquelles le New York Times a accordé si peu d’intérêt à ce rapport alors que le magazine The Atlantic Monthly, qui avait commandité l’article, l’a finalement rejeté.

Au centre de cette controverse se trouvent deux universitaires éminents. Mearsheimer est diplômé de West Point et vétéran de l’Air Force où il a servi cinq ans. Il est l’auteur de trois livres dont " The tragedy of great power politics". En 1989, Mearsheimer persuade Walt de quitter Princeton et de rejoindre la faculté de Chicago où ils ont collaboré jusqu’en 1999, année où Walt a rejoint la Kennedy School d’Harvard, dont il a été le doyen ces trois dernières années. L’année dernière, il a publié "Taming American Power : the global response to US primacy" (« Juguler le pouvoir américain : la réponse planétaire à la prééminence des Etats-Unis »). Comme le suggèrent les titres de leurs livres, les deux professeurs sont adeptes de la « RealPolitik » pour les affaires étrangères ; ils considèrent que l’intérêt national doit diriger la politique internationale.

Dans leur essai (la version sur internet comprend 82 pages, 40 d’entre elles sont des notes), Mearsheimer et Walt posent que la pièce maîtresse de la politique américaine au Moyen Orient a toujours été son soutien inébranlable à Israël, aux dépens des intérêts américains. D’après eux, la "générosité extraordinaire" dont les Etats-Unis ont fait preuve envers Israël - les quelques 3 milliards de dollars envoyés chaque année, l’accès fourni aux armes de pointe américaines tel le chasseur à réaction F-16, les 32 résolutions des Nations Unies à l’encontre d’Israël auxquelles les Etats-Unis ont opposé leur veto depuis 1982, la "grande marge de manœuvre" laissée à Israël en ce qui concerne les territoires occupés - tout ceci "pourrait être compréhensible si Israël représentait un avantage stratégique et vital ou s’il existait une véritable nécessité morale à un soutien de la part Etats-Unis. "Il s’avère qu’aucune de ces explications ne tient la route." Israël a pu avoir une valeur stratégique pour les Etats-Unis pendant la guerre froide, quand l’Union Soviétique avait une grande influence sur l’Egypte et la Syrie, mais cela est fini depuis longtemps. Depuis septembre 2001, Israël est présenté comme un allié crucial dans la guerre contre le terrorisme, mais en fait, selon Mearsheimer et Walt, le pays est plutôt devenu un problème ; ses liens étroits avec les Etats-Unis ont servi de point de ralliement à Oussama Ben Laden et à d’autres extrémistes anti-américains. Moralement, Israël est une démocratie, nous disent-ils, mais une démocratie profondément défectueuse, qui méprise ses citoyens arabes et opprime les Palestiniens qui vivent sous son occupation.

Si ni la stratégie ni la morale n’expliquent le soutien américain à Israël, se demandent Mearsheimer et Walt , qu’est-ce qui l’explique ? Leur réponse : le pouvoir sans égal du lobby israélien. Au centre de celui-ci, "le Comité Américano-isarëlien des Affaires Publiques" (CAIAP), qui est classé deuxième lobby le plus puissant du pays après la National Rifle Association dans la liste du National Journal. Le CAIAP est « de fait l’agent d’un gouvernement étranger. » Le lobby, poursuivent-ils, est aussi lié à des chrétiens évangélistes comme Tom Delay, Jerry Falwell et Pat Robertson ; à des néo-conservateurs juifs et non-juifs ; à des groupes d’experts/des comités (l’institut de Washington pour la politique du Proche Orient, l’institut de Hudson) et des critiques de presse comme le Comité pour l’Exactitude des reportages au Moyen Orient.

Bien que d’autres groupes influencent la politique étrangère des Etats-Unis, écrivent Mearsheimer et Walt, aucun lobby n’a réussi à l’emmener « si loin de ce que sembleraient être les intérêts nationaux américains, tout en faisant croire que les intérêts américains et israéliens sont identiques. » Cette influence a fait des Etats-Unis le facilitateur de l’expansion israëlienne dans les territoires occupés, "les rendant complices des crimes perpétrés contre les Palestiniens." La pression du CAIAP et d’Israël fut un élément important dans la décision de l’invasion américaine de l’Irak, la guerre ayant été « motivée en grande partie par le désir de renforcer la sécurité d’ Israël. »

Enfin, les professeurs soutiennent que le lobby a créé un climat où quiconque attire l’attention sur son pouvoir est jugé antisémite, un dispositif destiné à réprimer tout débat "par l’intimidation." Les auteurs concluent par un appel à un "débat plus ouvert" à propos de l’influence du lobby et de ses conséquences sur la place des Etats-Unis dans le monde.

De telles critiques ont déjà été émises, mais rarement par des universitaires aussi éminents. Et les réponses ont été féroces.

[...] 2. Hystérique n’est pas un mot trop fort pour qualifier les réactions suscitées par "Le lobby israélien". L’essai a fait ressortir, chez ses critiques, ce qu’il pouvait y avoir de pire. Ils sont notamment allés jusqu’à accuser feu Edward Said d’avoir créé un climat propice à ce type de positions anti-Israël sur les campus américains. [...]

Il faut dire cependant que "Le lobby israélien" a de sérieux défauts, et ceux-ci ont contribué à la véhémence des réactions. Tout d’abord, Mearsheimer et Walt ont commis plusieurs erreurs factuelles. La plus flagrante [...] est leur affirmation selon laquelle la citoyenneté israélienne est basée sur le principe "des liens du sang". Ce n’est pas le cas - il y a à peu près 1,3 millions de citoyens arabes en Israël. Mearsheimer et Walt ont manifestement confondu les lois de la citoyenneté israélienne et la loi du retour, laquelle garantit à tout juif dans le monde le droit de s’établir dans le pays. C’est une erreur gênante, mais pas fatale - la loi du retour favorisant manifestement les juifs ; les arabes hors d’Israël n’ont pas le privilège de pouvoir obtenir la citoyenneté israélienne. Mais les critiques ont réagi durement, soulignant notamment que « l’insistance mensongère sur le ‘sang juif’ est un des thèmes favoris de la propagande néo-nazie."

Les auteurs ont aussi utilisés des citations de David Ben-Gourion hors contexte. Par exemple, dans une discussion sur la politique sioniste en Palestine avant la création d’Israël, les professeurs font dire à Ben-Gourion qu’« après la formation d’une grande armée à la suite de la création de l’Etat, nous abolirons le partage des territoires et nous nous répandrons sur toute la Palestine. » Cela laisse entendre que l’expansion serait faite par la force. Pourtant, il avait été demandé à Ben-Gourion si la force serait utilisée et il avait répondu « non, cela s’effectuera en compréhension mutuelle et avec un accord entre juifs et arabes. » Mearsheimer et Walt ont omis cette partie de l’entretien. Cette distorsion des propos de Ben-Gourion apparaît dans une partie où Mearsheimer et Walt traitent « de l’étiolement de l’excuse morale » invoquée pour soutenir Israël. Leurs conclusions sont sévères. Si la création d’Israël était une "réponse appropriée" à une longue série de crimes commis contre les juifs, cet acte « a entrainé une série de crimes contre une tierce partie majoritairement innocente : les Palestiniens." Les officiels israéliens ont longtemps soutenu que les 700 000 Arabes qui ont fui durant la guerre de 1947-1948 l’ont fait "sur ordre de leurs leaders" mais, poursuivent Mearsheimer et Walt, des historiens israëliens modernes ont montré que la plupart d’entre eux ont " fui par peur d’une mort violente aux mains des forces sionistes." La guerre, écrivent-ils, a "entraîné des actes explicites d’épuration ethnique, avec exécutions, massacres et viols commis par les juifs." La conduite subséquente d’Israël à l’égard des Arabes et des Palestiniens n’a pas été moins brutale. Les auteurs citent les meurtres de centaines de prisonniers égyptiens durant l’affaire de Suez en 1956 et la guerre des 6 jours en 1967, les milliers de jeunes gens tabassés durant la première Intifada et la transformation de la Force de Défense Israëlienne (FDI) en "une machine à tuer" pendant la deuxième.

« Les Palestiniens ont utilisé le terrorisme contre leurs occupants israéliens » nous disent Mearsheimer et Walt, ajoutant que « leur volonté d’attaquer des civils innocents n’est pas bonne. » Mais, s’empressent-ils d’ajouter, "cette attitude n’est pas surprenante", car "les Palestiniens pensent qu’ils n’ont pas d’autres moyens pour forcer Israël à faire des concessions." De plus les organisations sionistes qui ont combattu pour créer l’Etat d’Israël ont aussi utilisé le terrorisme. "Si le terrorisme palestinien est aujourd’hui moralement répréhensible, alors l’usage fait du terrorisme par Israël dans le passé l’était aussi, et on ne peut donc justifier le soutien des Etats-Unis à Israël en arguant que sa conduite passée a toujours été moralement supérieure. »

Ce raisonnement est peu convaincant. [...] Que les forces israéliennes aient tué beaucoup de civils innocents pendant la seconde Intifada ne fait aucun doute et elles doivent être condamnées pour cela ; mais minimiser la violence faite à Israël est moralement douteux et constitue un argument faible.

Le manque de clarté et de précisions sur la violence palestinienne est une autre sérieuse faiblesse de cet essai. La tendance des auteurs à insister sur les abus israéliens et à fermer les yeux sur ceux de leurs adversaires a fait frémir les pacifistes les plus engagés. "Si vous suivez leur logique, ils laissent entendre que les Etats-Unis devraient permettre la défaite d’Israël" me confiait Lewis Roth, membre de Americans for Peace Now, critique de l’occupation israélienne et de sa politique envers les Palestiniens. [...]

Un autre problème dans l’essai de Mearsheimer et Walt est la faiblesse de sa documentation. En voulant démontrer l’influence négative du lobby, ils ne donnent pas de preuves concluantes pour étayer leurs accusations. Ils maintiennent par exemple que le CAIAP tient à la gorge le Congrès (Parlement) des Etats-Unis, une conséquence "de sa capacité à récompenser les législateurs et les candidats aux élections qui soutiennent son programme et à punir ceux qui le contestent."[ils ne citent qu’un seul exemple et sans beaucoup de détails]

Pratiquement, toutes leurs accusations reposent sur des articles publiés et ils n’ont interviewé ni les membres du lobby, ni ceux qui les soutiennent, ni ceux qui les critiquent. [...] Mearsheimer et Walt rendent peu compte de comment le CAIAP et d’autres lobby fonctionnent, comment ils cherchent à influencer politiquement et de ce qu’en disent les membres du gouvernement.

Les auteurs semblent avoir conclu qu’au vu de la sensibilité du sujet, peu de personnes en parleraient franchement. En fait, nombre de personnes en ont assez du lobby et sont avides d’expliquer pourquoi, quoique généralement anonymement. Les documents officiels concernant des élections fédérales offrent une source d’information que les auteurs ont ignoré. A travers de telles sources, il est possible de montrer que l’argument principal (le pouvoir du lobby israélien et l’effet négatif sur la politique des Etats-Unis) de Mearsheimer et Walt est entièrement correct.

3.

Toute discussion sur les activités du CAIAP doit commencer avec la conférence politique qu’il parraine tous les ans à Washington, un mélange de show commercial, de congrès de parti politique et de grande fête hollywoodienne dont le seul but semble être de montrer le pouvoir national du CAIAP. Le dimanche 5 mars 2006 - début de ce rassemblement annuel - 5000 activistes pro-Israël de tout le pays se sont rendus au Palais des congrès de Washington. Durant les trois jours suivants, ils ont écouté des discours, participé à des commissions, discuté lors de réceptions et assisté à une séance de dédicaces de l’auteur Nathan Sharansky. Parmi la foule, il y avait plus d’un millier d’étudiants mobilisés à travers le programme ambitieux du CAIAP mené dans les campus.

Parmi les intervenants, il y avait des membres de la classe politique de Washington [...] et aussi trois candidats israéliens au poste de premier ministre (intervenant via satellite depuis Israël, où ils menaient leur campagne.) Sur plusieurs écrans géants étaient diffusés alternativement des vidéos d’Hitler dénonçant les juifs et du président iranien jurant de détruire Israël. [...] Le jour suivant, les membres de la conférence se sont rendus à Capitol Hill pour faire pression au sujet de la première des priorités du CAIAP : la loi 2006 contre le terrorisme palestinien. Rédigé avec l’aide du CAIAP après l’élection du Hamas, ce projet de loi prévoyait tellement de restrictions d’aide et de contact avec l’autorité palestinienne que même le gouvernement israélien, cherchant plus de flexibilité, a émis des réserves à son sujet. Le projet de loi avait déjà plus de 200 soutiens à la Chambre des députés américaine. Actuellement, pour bien insister la dessus, les partisans du CAIAP tiennent des meetings dans plus de 450 bureaux parlementaires.

Durant le dîner ce soir-là, comme il le fait chaque année,le directeur du CAIAP, Howard Kohr, a lu la liste des dignitaires présents dans l’assistance. Parmi eux, et pour la majorité, des membres du Sénat, un quart des membres de la Chambre des députés, plus de 50 ambassadeurs et des douzaines de fonctionnaires gouvernementaux. Citer les noms a pris 27 minutes en tout, chaque nom entraînant de forts applaudissements, la plus grande ovation accueillant le nom (du sénateur démocrate) Joe Lieberman.

La conférence prit fin le lendemain avec un discours de Dick Cheney. Le vice président a saisi l’occasion pour transmettre un avertissement très sévère au gouvernement iranien, promettant que celui-ci aurait à faire face à de "lourdes conséquences" s’il poursuivait son développement nucléaire. "Nous rejoignons d’autres nations pour envoyer à ce régime un message clair : nous ne permettrons pas à ce régime d’avoir une arme nucléaire." Pour les partisans du CAIAP, Cheney est un vrai héros. Pour beaucoup de juifs américains, il n’est bien évidemment rien de la sorte. Sur la plupart des questions de société, les juifs sont plutôt de gauche, et la question d’Israël ne fait pas exception. J-J Goldberg, l’éditeur de The Forward, note que les sondages montrent qu’une majorité des juifs américains sont pour un Etat palestinien. [...]

Le CAIAP prétend représenter en grande partie la communauté juive. Son comité exécutif comprend deux cent membres représentant un large éventail de l’opinion des juifs américains, des pacifistes de « Americans for Peace Now » à "l’Organisation Sioniste d’Amérique", un groupe militant de droite dure. Quatre fois par an ce groupe se retrouve pour décider de la politique du CAIAP. Toutefois, selon plusieurs anciens officiels du CAIAP avec qui je me suis entretenu, le comité exécutif n’a que très peu de pouvoir. Le pouvoir est plutôt détenu par les quelques 50 membres du conseil d’administration qui sont sélectionnés selon le montant d’argent qu’ils donnent.

A l’image de ce critère, le conseil est rempli d’avocats, d’investisseurs à Wall Street, d’hommes d’affaires et d’héritiers de familles fortunées. Dans ce conseil, le pouvoir est concentré entre les mains d’un sous groupe extrêmement riche, connu sous le nom de "minyan club". Dans ce même groupe quatre membres dominent. [...] Le "gang des quatre" ne partage pas l’opinion générale d’une grande partie de la communauté juive en ce qui concerne la promotion de la paix au Moyen-orient. Ils cherchent plutôt à garder un Israël fort, des Palestiniens faibles et à éviter que les Etats-Unis fassent pression sur Israël. Howard Kohr, un conservateur républicain, est connu depuis longtemps pour obéir au "gang" du CAIAP. Pendant de nombreuses années, Steven Rosen, le directeur des affaires étrangères du CAIAP, était le pouvoir principal de ce groupe, transformant les positions pro-Likoud du gang des quatre en des mesures que le CAIAP pourrait proposer au Parlement. (En 2005, Rosen et Keith Weissman, un analyste du CAIAP, ont quitté l’organisation et ont été accusés, peu après, par les autorités fédérales d’avoir reçu des informations confidentielles concernant la sécurité du pays et de les avoir transmises à des officiels israéliens).

Les défenseurs du CAIAP se plaisent à argumenter que son succès est dû à sa capacité à exploiter la possibilité d’organisation permise dans un Etat démocratique. Quelque part ceci est vrai. Le CAIAP a un formidable réseau de partisans dans tout le pays. Ses 100 000 membres - une augmentation de 60% par rapport à 2001- sont dirigés par neuf bureaux régionaux, leurs dix bureaux satellites et la centaine de personnes de l’équipe de Washington, un groupe hautement professionnel qui comprend des lobbyistes, des chercheurs, des analystes, des organisateurs et des publicitaires soutenus par un énorme budget de 47 million de dollars par an.

L’équipe du CAIAP est célèbre à Capitol Hill pour sa dextérité à recueillir les dernières informations sur les affaires du Moyen-Orient pour les convertir en communiqués politiques digestibles et soigneusement orientés (selon leurs idées) à l’usage des assistants parlementaires.

Toutefois, il ne faut pas oublier que l’élément clé du CAIAP est l’argent. Le CAIAP, en lui-même, n’est pas un comité d’action politique, mais plutôt un organisme qui fournit des informations concernant les votes et déclarations d’hommes politiques à de tels comités, qui donnent de l’argent aux candidats. Le CAIAP les aide à décider qui sont les amis d’Israël selon leurs critères. Le Centre pour une Politique Sensible (Center for Responsive Politics), un groupe neutre qui analyse les contributions politiques, comprend un total de 36 comités d’action politique pro-israéliens qui, ensemble, ont contribué financièrement à hauteur de 3,14 millions de dollars pour soutenir des candidats durant les élections de 2004. Des donateurs pro-israéliens ont donné des millions en plus. [...]

Un ancien membre du CAIAP m’a expliqué leur fonctionnement. Un candidat contacte le CAIAP et exprime sa forte sympathie pour Israël. Le CAIAP lui précise qu’il ne soutient pas de candidat mais lui propose de le présenter à des personnes qui le font. Une personne, affiliée au CAIAP, est assignée au candidat pour les prises de contacts. Des chèques de 500 ou 1000 dollars provenant de donateurs pro-israéliens sont rapidement versés au candidat avec une indication claire des positions politiques du donateur. (Tout ceci est parfaitement légal) En plus de cela, des meetings se tiennent dans différentes villes pour récolter des fonds. Souvent les candidats viennent d’Etats où la population juive est minime. [...]

Inversement, des candidats qui remettent en cause le CAIAP voient leurs fonds brutalement chuter. Deux cas connus sont ceux de Cynthia McKinney de Géorgie et de Earl Hilliard de l’Alabama, tous deux afro-américains. En 2002, McKinney et Hilliard furent soupçonnés d’avoir pris exprimé des opinions critiques à l’égard d’Israël, et leurs principaux opposants ont reçu de grosses sommes d’argent de la part des pro-israéliens. Les deux candidats eurent un soutien public limité et ont fini par perdre. De tels cas sont rares : la position sur Israël du candidat suffit rarement à le faire perdre. Mais cela peut avoir un grand effet sur le montant des fonds reçus. (McKinney a été réélue au Congrès en 2004).

En 1981, après avoir quitté le Sénat, Adlai Stevenson III a décidé de se présenter au poste de gouverneur de l’Illinois. Dans les années soixante-dix, Stevenson avait présenté un amendement au Sénat qui aurait diminué de 200 millions de dollars l’aide américaine à Israël, jusqu’à ce que le président puisse certifier que la politique israëlienne concernant ses colonies était compatible avec la politique des Etats-Unis. L’amendement n’est pas passé, mais d’après ce que m’a rapporté Stevenson, "le lobby israélien a tapé du poing sur la table et asséché ses fonds de campagne." La campagne, raconte-t-il, a perdu son élan et il a chuté dans les sondages. Au final, les résultats furent tellement serrés que la Cour Suprême de l’Illinois dût désigner le vainqueur, son opposant républicain Jim Thompson. D’après Stevenson, les problèmes de fonds s’avèrerent « cruciaux » dans cette défaite. [...]

Cette année, la cible des forces pro-israéliennes est le sénateur Lincoln Chafee de Rhode Island. Un républicain qui a pris nombre de positions qui vont à l’encontre de celles du CAIAP, notamment un vote contre le "Syria accountability act", une loi qui prévoit des sanctions américaines contre la Syrie. Son rival chez les républicains, Stephen Laffey, a pris de fortes positions pro-israéliennes et a déjà reçu 5000 dollars (le montant maximum autorisé) de la part du comité d’action politique de Washington. [...]

Il s’avère cependant que les démocrates reçoivent la plus grande partie des dollars pro-israéliens.[...] Hillary Clinton continue de vouloir faire oublier sa déclaration de 1998 pour un Etat palestinien et le baiser donné à Suha Arafat en 1999. Elle a depuis cherché à compenser en votant selon les idées du CAIAP sur presque toutes les questions. Pour les élections en cours, elle a reçu 80 000 dollars de la part des pro-israéliens - plus que n’importe quel autre candidat au Congrès. D’après un assistant parlementaire, en partie du fait de tels dons, "nous pouvons compter sur la moitié de la Chambre des députés - de 250 à 300 membres - pour faire tout ce que le CAIAP veut, sans nous poser de questions."

4. Ce que veut le CAIAP peut être résumé très succintement : un Israël puissant, libre d’occuper les territoires qu’il veut, des Palestiniens affaiblis, et un soutien américain aveugle à Israël. [...]

Les activistes Pro-Israël au Congrès ont été fortement stimulés en 1995 quand les républicains prirent le pouvoir à la Chambre. Le nouveau président, Newt Gringrich - cherchant des moyens de détourner les votes et fonds juifs de leurs traditionnelle allégeance démocrate - annonça en janvier, lors d’une visite en Israël, qu’il allait soutenir le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Au Sénat, Bob Dole, qui n’avait jamais vraiment montré d’intérêt pour la question israëlienne mais qui se préparait à affronter Bill Clinton pour la présidentielle, affirmat, lors de la conférence du CAIAP de cette année-là, qu’il soutiendrait une loi en faveur d’un tel transfert. Il fut ovationné.

Clinton et Rabbin étaient tous deux opposés au transfert de l’ambassade. Ils savaient qu’une telle chose, en embrasant le monde arabe, pourrait interrompre le processus de paix. C’était justement ce que cherchait le CAIAP et ses alliés.

En octobre 1995, le « Jerusalem Embassy Act » fut largement accepté dans les deux chambres du Congrès. La loi prévoyait le transfert de l’ambassade à Jérusalem en 1999 à moins que le président n’invoque un désistement au nom de la sécurité nationale.

Ne voulant pas s’opposer au CAIAP, le président Clinton laissa passer le projet de loi sans le signer. Comme prévu, des protestations véhémentes se firent entendre dans toutes les capitales arabes et Clinton accomplit son devoir et invoqua le désistement, et il n’y eut pas de transfert ; mais tous les 6 mois son administration devait soumettre au Congrès un rapport expliquant comment il appliquait la loi. Des membres du Congrès, avides de montrer leur soutien à Israël, continuèrent à produire des torrents de résolutions et de courriers demandant le transfert de l’ambassade. La pression sur les accords d’Oslo était intense.

Cela s’accentua encore plus lorsque Hillary Clinton décida de se présenter au poste de sénateur pour l’Etat de New York. Voulant récolter tous les votes juifs importants, elle déclara très tôt que Jérusalem était « l’éternelle et indivisible capitale d’Israël » et, tout au long du reste de la campagne, elle et son opposant républicain se disputèrent pour savoir qui serait le plus rapide à déplacer l’ambassade à Jérusalem.

A ce moment, Bill Clinton arbitrait les débats des accords de paix de Camp David. A chaque fois que la question du transfert de l’ambassade était mentionnée dans la presse, les Palestiniens protestaient et la capacité des États-Unis à servir en tant qu’agent de paix honnête était remise en cause. « Je n’étais pas emballé par leur insistance au sujet du déplacement de l’ambassade », se rappelle Dennis Ross, le négociateur en chef de Clinton. Comme il dit, le lobby israélien n’a pas réussi - l’ambassade n’a jamais été transférée - mais, l’obligation semi-annuelle d’invoquer le désistement et de faire le rapport au Congrès était « un fardeau pour nous. Cela nous prenait beaucoup de notre temps. »

Selon un conseiller de Clinton, attaché aux affaires du Moyen Orient, la question de l’ambassade illustre le fonctionnement du lobby israélien. Comme tous les lobbies dit-il, il « très efficace pour créer des bruits de fond. » [...]

Fin 2000, quand l’Intifada débuta, l’ancien conseiller de Clinton me confia qu’il y avait des cas où Israël utilisait ce qui semblait pour beaucoup être une force excessive, notamment en brisant les os de jeunes palestiniens, et exacerbait le conflit en agissant de la sorte. Mais si des officiels de l’administration avait dit quoi que ce soit « impliquant une équivalence morale », dit-il, « cela nous aurait valu des attaques du Congrès, des médias et des groupes d’intérêts. » Arrivé á un moment, poursuit-il, les officiels répugnèrent á dire quoique ce soit qui puisse être polémique sur la scène interne. Cela les amenant à « s’auto-censurer dans leurs discours et leurs actions. Concernant certaines initiatives politiques de notre agenda, il nous fallait prendre en compte les réactions de l’électorat local. Il fallait peser le coût d’apparaître publiquement comme faisant pression sur Israël. »

Comme le fait remarquer cet officiel, pendant que le CAIAP concentre tous ses efforts sur le Congrès, la pression sur la branche exécutive est opérée par (le lobby) la « Conference of Presidents of Major American Jewish Organizations » (la conférence des présidents des organisations majeures juives américaines). Ce groupe est moins connu que le CAIAP mais a presque autant de pouvoir. Constitué des chefs de plus de 50 organisations juives américaines, la Conference of Presidents est censée représenter la voie collective de la communauté juive américaine, laquelle tend à être plutôt pacifiste au sujet des problèmes au Moyen Orient.

Dans les faits, cette organisation est dirigée par son vice-président, Malcolm Hoenlein qui a longtemps été proche du mouvement des colons. Pendant plusieurs années durant les années 90, il a servi de président associé pour les dîners annuels New yorkais servant à récolter des fonds pour Bet El, une colonie militante près de Ramallah. En 20 ans de présence à la Conference, Hoenlein s’est assuré qu’Israël puisse poursuivre n’importe quelle politique choisie — y compris son expansion en Cisjordanie — sans aucune interférence des Etats-Unis. Durant les années Clinton, la Conference of Presidents était très enthousiaste durant la campagne pour le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem.

Parfois, note l’ancien officiel de Clinton, les pressions sur la politique américaine viennent de groupes intérieurs, parfois directement d’Israël et parfois d’Israël à travers ses alliés aux États-Unis. Quand Bibi Netanyahu était premier ministre entre 1996 et 1999, poursuit-il, « il proféra la menace implicite qu’il pouvait mobiliser ses alliés au Congrès ou chez les chrétiens de droite si le président Clinton ne faisait pas ce qu’il voulait. » Plus tard, à Camp David, « Barak passa plein de coups de fil - quand il sentit qu’il y avait trop de pressions sur lui — à la communauté juive et à des hommes politiques. »

Depuis 2001, le besoin d’exercer de telles pressions a diminué car George Bush partage généralement les réticences du CAIAP á réunir les Israéliens et les Palestiniens. Lors de quelques occasions où le président a tenté de s’engager dans cette voie, le lobby a vite fait de le décourager. Un bon exemple de cela s’est déroulé en avril 2003, lorsque Bush présenta sa « road map » (plan de route) pour le Moyen Orient. Le plan désignait une série de voies parallèles que les Israéliens et les Palestiniens devaient emprunter simultanément et qui devaient mener à la création d’un Etat palestinien indépendant au cours de l’année 2005. Le plan reflétait la conviction de l’administration selon laquelle, comme elle se préparait à envahir l’Irak, elle devait montrer au monde arabe qu’elle travaillait activement pour résoudre l’impasse israélo-palestinienne. Mais l’exigence qu’Israël travaille à un accord conjointement avec les Palestiniens semblait être pour le CAIAP et Sharon une pression politique regrettable et le lobby travailla avec ses amis au Congrès pour écrire une lettre qui en disait autant. Le plan de route finit par échouer. Cela a été causé par plusieurs facteurs, notamment la violence continue dans la région, mais la pression exercée par le CAIAP y a certainement contribué. Durant tout ceci, le CAIAP a continué à influencer la production de résolutions, de projets de lois et de lettres au Congrès exprimant un soutien tenace à Israël et de l’hostilité envers ses adversaires. Pas moins d’une centaine d’initiatives de ce genre émerge tous les ans du Congrès, participant à un processus cynique et routinier destiné à montrer l’ allégeance d’hommes politiques à Israël et ainsi leur éligibilité à recevoir des fonds pro-israéliens. Et il peut être « suicidaire » d’y résister, dit M.J Rosenbergqui a travaillé pour le CAIAP entre 1982 et 1986. Directeur du forum politique israélien á Washington, il recherche le soutien des États-Unis pour une solution basée sur la perspective de 2 Etats. Il ajoute : « J’ai travaillé à Capitol Hill pendant presque 20 ans et, en fait, critiquer le CAIAP ou le défier sur une résolution est le meilleur moyen pour un assistant parlementaire de se retrouver avec de sérieux ennuis. Je ne pense pas qu’ils puissent faire échouer un membre du Congrès mais les assistants, les rapporteurs, et autres personnes qui comme moi travaillent pour des organisations juives, peuvent vous faire virer ou bloquer vos chances de promotion. Ils lancent des menaces et ils pensent vraiment être plus importants que les membres du Congrès. » [...]

Toutes les mesures qui sortent en masse du Congrès véhiculent un message très clair. Selon un député : « Nous sommes tellement prévisibles dans notre soutien inconditionnel aux actions d’Israël que nous nous sommes aliénés une grande partie du monde arabe. Nous avons voté pour un grand nombre de résolutions montrant clairement que nous ne voulions pas que Clinton ou Bush fasse pression sur Israël au sujet des colonies ou des négociations. Si nous votions pour une résolution qui allait dans le sens du plan de route, cela ferait une grande différence dans le monde arabe et aiderait à affaiblir les terroristes. Mais vous n’aurez jamais de mesure de la sorte de la part des commissions parlementaires aux relations internationales ou aux finances. Le Congrès ne voterait jamais pour une résolution qui serait de quelconque façon que ce soit critique envers Israël. » J’ai demandé à ce député s’il accepterait d’être identifié. Il a répondu non.

5 Le paysage politique israélien change rapidement et avec lui les problèmes rencontrés par le lobby israélien. L’avancée de Kadema et les changements dans le Likoud ont redonné des forces aux trois principaux groupes qui représentent les pacifistes pro-israëliens : Americans for Peace Now, Brit Tzedek et le Israel Policy Forum (IPF). Politiquement, ces groupes représentent plus fidèlement les opinions des juifs des États-Unis que le CAIAP, mais ils ont beaucoup moins d’influence, en partie parce qu’ils ne collectent pas d’argent. Dans le passé, les dîners annuels du IPF ne faisaient pas de vague par rapport á ceux du CAIAP, mais au dernier, en juin, Ehud Olmert fit une apparition et plaisanta en disant que cela faisait bizarre pour un ancien du Likoud comme lui de se retrouver là. Il parla de nouvelles « politiques » qui amèneraient « la paix et la sécurité pour nous et pour les Palestiniens » qui « vivraient dans un Etat indépendant aux côtés d’un Etat israélien. »

Malgré ces propos, des commentateurs de gauche en Israël et aux États-Unis pensent qu’Israël n’a aucune intention de céder aux Palestiniens assez de terres et d‘autorité pour constituer un Etat viable. Si Israël réussit á se replier derrière un mur de sécurité et permet á un tel Etat d’exister, que restera-t-il á faire au CAIAP ? Plein de choses. En même temps qu’il poursuit ses préoccupations traditionnelles au sujet d’Israël, le lobby a considérablement élargi sa mission ces dernières années, en devenant une forte puissance dans le réseau élargi des groupes et des leaders de la sécurité nationale qui ont utilisé le 11 septembre, la guerre contre la terreur et Israël comme bases pour rechercher une position plus agressive des États-Unis dans le monde.

Cela apparaît clairement à travers le travail que fait le CAIAP au sujet de l’Iran. Depuis le milieu des années 90, le CAIAP a consacré une grande partie de son énergie á mettre en garde contre le développement d’armes nucléaires en Iran, á dénoncer les imams de Téhéran et á chercher á les renverser. Mearsheimer et Walt insistent beaucoup sur le soutien du lobby àla guerre en Iraq, mais le travail du CAIAP sur l’Iran a eu beaucoup plus d’impact á Washington (assisté par la rhétorique et les actions agressives du Président Ahmadijenad). Il faut préciser que le réseau auquel le CAIAP est associé ne constitue en aucune manière une conspiration ou une cabale ; ses divers membres travaillent de façon indépendante et souvent prennent des positions divergentes. Néanmoins, il serait stupide d’ignorer la façon dont leurs activités se renforcent les unes les autres lorsqu’ils s’activent pour une présence plus musclée des États-Unis au Moyen Orient et au-delà.

Un élément clé du réseau est le Washington Institute For Near East Policy (l’institut de Washington de politique du Proche Orient). Le CAIAP a aidé á la création de cet organisme de réflexion en 1985, avec Martin Indyk, directeur de recherche du CAIAP qui en est devenu le premier directeur. Aujourd’hui, le Washington Institute est entièrement indépendant du CAIAP et il y a de la diversité parmi ses membres (Dennis Ross en est un). Néanmoins, ses politiques sont globalement le miroir de celles du CAIAP. Le directeur exécutif, Robert Satloff, est un néo-conservateur (.....) . Le directeur de recherche, Patrick Clawson, a été un partisan d’un changement de régime en Iran et pour une confrontation entre les Etats-Unis et Téhéran au sujet de son programme nucléaire. (le CAIAP le cite comme expert sur son site web) [...].

L’essai de Mearsheimer et Walt a été cependant l’objet de nombre d’études de la part de la section de recherche du CAIAP, qui suit attentivement les activités des critiques d’Israël et du lobby. Leur « Activities Update », une compilation d’une douzaine de coupures de presse, de transcriptions de discours et de courts extraits de meetings est périodiquement envoyé par mail á une liste de supporteurs sélectionnés par le CAIAP. Cette recherche fournie de la matière brute qui sert au CAIAP pour son programme d’intimidation. L’éditeur du « Activities Update » est Michael Lewis, le fils de Bernard Lewis, l’universitaire de Princetown et interprète du monde arabe qui a donné des conseils á l’administration Bush dans les mois précédant la guerre en Irak.

La sale campagne engagée contre John Mearsheimer et Stephen Walt est un excellent exemple des tactiques brutales utilisées par le lobby et ses partisans. La large attention que leur argument a reçue montre que, dans ce cas, ces efforts n’ont pas été entièrement concluants. Malgré ses nombreux défauts, leur essai a été d’un très grand service en ouvrant le débat sur un sujet qui est resté trop longtemps tabou.

Michael Massing 11 mai 2006 (Paru en anglais sous le titre “The Storm over the Israel Lobby” IN THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS, VOLUME 53, NUMÉRO 10, 8 JUIN 2006,


Voir en ligne : http://www.nybooks.com/articles/19062