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Agro-écologie, sécurité alimentaire et développement « durable »

Lundi 3 août 2009, par Marc DUFUMIER

I- Le défi alimentaire

La sécurité alimentaire reste encore aujourd’hui la préoccupation essentielle de très nombreux ménages dans le monde. Si ce vocable recouvre la sécurité sanitaire des aliments dans maints pays du Nord, il n’en est pas encore de même dans les pays du Sud où les familles les plus pauvres paraissent davantage préoccupées par l’acquisition des calories, protéines et lipides alimentaires qui leur sont prioritairement nécessaires pour ne pas avoir faim ni souffrir de malnutrition.

Notre monde compte déjà près de 6,8 milliards d’habitants et nous y serons sans doute un peu plus de 9 milliards en 2050. Plus de 850 millions de personnes souffrent encore aujourd’hui régulièrement de la faim et 2 milliards d’individus sont toujours en proie à la malnutrition. La souhaitable élévation du niveau de vie des populations les plus pauvres de la planète risque par ailleurs d’aller de pair avec une consommation accrue de produits animaux (lait, œufs et viandes) dont la fourniture va exiger une augmentation des productions en céréales, tubercules, protéagineux, fourrages grossiers, etc. Les populations les plus aisées manifestent d’ores et déjà des exigences de plus en plus pointues en matière de diversité et qualité gustative des aliments. À quoi s’ajoute aussi une demande croissante en agro-carburants et en matières premières d’origine agricole de la part des autres secteurs de l’économie (construction, textile, pharmacie, parfums, etc.). L’agriculture va donc être de plus en plus sollicitée dans les années à venir et il nous faut envisager un doublement de la production végétale mondiale (céréales, protéagineux, oléagineux, canne et betterave à sucre, plantes à fibres, etc.) d’ici 2050 (Siwa Msangi, 2008).

C’est la pauvreté qui explique pourquoi tant de personnes souffrent encore de la faim ou de la malnutrition dans le monde. Alors même qu’une part croissante des productions végétales est vendue sur des marchés solvables pour alimenter des animaux (1) ou produire des agro-carburants, les populations les plus pauvres du Sud ne parviennent plus à en acheter pour leur alimentation. Le paradoxe est que ceux qui souffrent ainsi de la faim sont pour les deux tiers des paysans dont les bas revenus ne leur permettent plus d’acheter suffisamment de nourriture ou de s’équiper correctement pour produire par eux-mêmes de quoi manger. Le dernier tiers est constitué de familles ayant quitté prématurément la campagne, faute d’y être restées compétitives, et qui ont rejoint les bidonvilles des grandes cités sans pouvoir y trouver des emplois rémunérateurs. La question alimentaire ne sera donc finalement résolue que si les paysanneries du Sud arrivent à équiper davantage leurs exploitations, accroître leur compétitivité et sortir ainsi de la pauvreté.

II- La concurrence internationale dans des conditions injustes

Les agriculteurs du Sud, dont l’outillage est manuel, ne parviennent en effet que difficilement à résister à la concurrence des exploitations mécanisées du Nord, de l’Argentine ou du Brésil, car leur productivité y est plus de deux cents fois inférieure. Un paysan pauvre de l’Altiplano andin, qui laboure sa parcelle à la bêche et ne peut guère cultiver plus 0,5 hectare par actif et par an, ne parvient à vendre une partie de ses pommes de terre, de son blé ou de son orge que s’il accepte une rémunération 200 fois moindre que celle de ses concurrents. Comment pourrait-il ainsi avoir des revenus suffisants pour manger correctement, épargner une part de ses revenus et investir dans son exploitation ?

Quelle alternative peut-il rester aux paysanneries pauvres du « Sud » soumises à une telle concurrence dans des conditions aussi inégales ? L’exode rural y est déjà massif, alors même que les emplois sont trop rares en ville. Et ce d’autant plus que les phénomènes de délinquance et d’insécurité liés à cet exode n’incitent guère les entrepreneurs à y investir des capitaux et y créer des emplois. Nombreux sont les paysans qui optent alors pour migrer vers les dernières forêts primaires du monde et y défricher gratuitement de nouveaux terrains, au risque de mettre en péril des pans entiers de la biodiversité mondiale. Quant aux plus « fortunés » qui parviennent à vendre leurs cheptels pour payer des « passeurs », ils tentent tant bien que mal de migrer clandestinement vers le « Nord » ; mais la circulation des personnes sur le marché mondial n’est pas aussi « libre » que celle des marchandises ou des capitaux, et les mouvements migratoires clandestins sont désormais à l’origine de très fortes tensions internationales ? Peut-on vraiment envisager un développement « durable » qui ne soit pas fondé sur une liberté de choix essentielle, celle de vivre et de travailler dignement au « Pays » ?
Il importe donc que les paysans du Sud puissent au plus vite dégager des revenus suffisants pour acheter davantage de nourriture ou, mieux encore, s’équiper et produire par eux-mêmes de quoi manger correctement. Les États du Tiers monde devraient donc avoir le droit de protéger leurs agriculteurs de la concurrence internationale et de leur garantir des prix rémunérateurs pour qu’ils puissent dégager des revenus suffisants, assurer le bien-être de leurs familles et investir dans l’acquisition de nouveaux moyens de production : animaux de bât ou de trait, outils attelés, etc. Une telle liberté de choix passe tout d’abord par ce que la plupart des pays du « Nord » ont eux-mêmes entrepris avec succès au lendemain de la seconde guerre mondiale : protéger leurs agricultures vivrières par le biais de droits de douanes conséquents.

Encore faudrait-il que les puissances excédentaires en produits alimentaires renoncent à vouloir exporter à vil prix leurs surplus de céréales, sucre, viandes et poudres de lait. Sans doute devront-elles reconvertir leurs propres agricultures vers des systèmes de production moins productifs à l’hectare, mais aussi beaucoup moins consommateurs d’énergie fossile et d’engrais de synthèse, avec des effets bien moins destructeurs de l’environnement. Ces formes d’agriculture devront ainsi respecter un cahier des charges inspiré de celui de l’agriculture biologique. La défense d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement et de la qualité des aliments dans les pays industrialisés n’apparaît donc en rien contradictoire avec la reconquête par les nations du Sud de la sécurité et la souveraineté alimentaires, premières exigences d’un développement « durable ».

III- Le défi du développement « durable »

Le défi est de parvenir à un doublement de la production alimentaire végétale dans le monde, en moins d’un demi-siècle, en s’adaptant au probable réchauffement climatique, en évitant les émissions de gaz à effet de serre et en respectant au mieux le cadre de vie des populations rurales et urbaines. À quoi s’ajoute aussi l’exigence de ne pas sacrifier à plus ou moins long terme les potentialités productives (la fertilité) des écosystèmes cultivés et pâturés, au nom de la satisfaction des besoins immédiats. Il convient en particulier de bien préserver le taux d’humus des sols et d’éviter, autant que faire se peut, leur érosion, leur compaction et leur salinisation. De même faut-il éviter les risques de prolifération intempestive de prédateurs, d’espèces envahissantes et d’agents pathogènes, pouvant être nuisibles aux plantes cultivées et aux troupeaux domestiques.

Or on sait que bien des formes d’agriculture pratiquées jusqu’ici, au Sud comme au Nord, et qualifiées de productivistes, sont réputées pour leurs atteintes à l’environnement. Sont particulièrement dénoncés :
  la déforestation et les pertes de biodiversité résultant de l’élargissement des surfaces cultivées ou pâturées, aux dépens des écosystèmes naturels ;
  l’utilisation, parfois outrancière, des eaux de surface et souterraines pour les besoins de l’irrigation, de l’abreuvement des troupeaux et de l’entretien des bâtiments d’élevage (2) ;
  la pollution des aliments, de l’air, des eaux et des sols, par les engrais, les produits phytosanitaires et les hormones de croissance ;
  le recours inconsidéré aux énergies fossiles (produits pétroliers et gaz naturel) pour le fonctionnement des tracteurs et autres engins motorisés (moissonneuses-batteuses, motopompes, ensileuses, broyeurs divers, etc.) ainsi que pour la fabrication des engrais azotés de synthèse (urée, nitrates d’ammonium, etc.) ;
  les émissions croissantes de gaz à effet de serre : gaz carbonique produit par la combustion des carburants, méthane issu de la rumination de nombreux herbivores, protoxyde d’azote dégagé lors de l’épandage des engrais azotés, etc. ;
  les paysages défigurés par l’installation de bâtiments d’élevage et l’établissement d’infrastructures pour l’irrigation ou le drainage…

Force nous est de reconnaître en effet les limites de ce que l’on a un peu trop vite qualifié de « révolution verte ». Depuis quelques années déjà, les rendements céréaliers n’augmentent plus dans les mêmes proportions et tendent même parfois à baisser, lorsque, du fait des pratiques agricoles employées, sont apparus de graves déséquilibres écologiques (Michel Griffon 2006) : prolifération d’insectes prédateurs résistants aux pesticides, multiplication d’herbes adventices dont les cycles de développement sont apparentés à ceux des plantes trop fréquemment cultivées (sans véritable rotation), épuisement des sols en certains oligo-éléments, salinisation des terrains mal irrigués et insuffisamment drainés, etc. À quoi s’ajoutent la pollution fréquente des eaux de surface et souterraines, liée à l’utilisation répétée d’engrais de synthèse et de produits phytosanitaires, la propagation involontaire de maladies ou de parasites véhiculés par les eaux d’irrigation (bilharziose, paludisme, etc.), l’exposition accrue des sols à l’érosion pluviale ou éolienne...

IV- L’agro-écologie pour un développement « durable »

Presque tout le monde s’accorde aujourd’hui à reconnaître le caractère multifonctionnel de l’agriculture à laquelle il est demandé tout à la fois de procurer une alimentation diversifiée, saine et de grande qualité gustative, à une population mondiale sans cesse croissante, d’approvisionner correctement les autres secteurs de l’économie en matières premières (amidon, bois, fibres, peaux, etc.), d’assurer des emplois rémunérateurs dans les campagnes, de séquestrer du carbone pour atténuer l’effet de serre, de bâtir des paysages harmonieux et de fournir divers autres services environnementaux, le tout sans occasionner de pollutions majeures et en préservant pour le long terme les potentialités productives des agro-écosystèmes ?

Du point de vue strictement technique, force est de reconnaître qu’il existe d’ores et déjà des systèmes de culture et d’élevage, inspirés de l’agro-écologie, susceptibles d’accroître les productions à l’hectare, tant dans les pays du Sud que ceux du Nord, sans coût majeur en énergie fossile ni recours exagéré aux engrais de synthèse et produits phytosanitaires (Marc Dufumier 2009) : association de diverses espèces et variétés rustiques dans un même champ, de façon à intercepter au mieux l’énergie lumineuse disponible et transformer celle-ci en calories alimentaires par le biais de la photosynthèse, intégration de légumineuses dans les rotations de façon à utiliser l’azote de l’air pour la synthèse des protéines et la fertilisation des sols, implantation ou maintien d’arbres d’ombrage ou de haies vives pour protéger les cultures des grands vents et héberger de nombreux insectes pollinisateurs, association de l’élevage à l’agriculture, utilisation des sous-produits végétaux dans les rations animales et fertilisation organique des sols grâce aux excréments animaux...

La question est alors de savoir en fonction de quels critères doivent être conçues et mises en œuvre les recherches agronomiques et les interventions en appui à chacune d’entre elles. La fonction des ingénieurs agronomes paraît en fait devoir être totalement repensée. Ne leur faudra-t-il pas tout d’abord reconnaître que le travail des agriculteurs ne se limite pas seulement à la conduite d’une culture ou d’un troupeau, mais consiste plutôt en l’artificialisation et la mise en valeur d’écosystèmes complexes, de façon à en tirer périodiquement des matières utiles, sans mettre en péril leurs potentialités productives à long terme ? Les ingénieurs agronomes devront désormais prendre davantage en considération les multiples interactions entre les divers processus biochimiques en cours au sein des écosystèmes.

Plutôt que de vouloir sans cesse élaborer de prétendues améliorations en stations expérimentales, ils devront désormais rendre plus intelligible le fonctionnement concret des écosystèmes aménagés par les agriculteurs, et expliquer les effets des diverses techniques pratiquées sur les rendements des cultures et les performances des troupeaux. De même leur faudra-t-il aussi élaborer des modèles prédictifs visant à rendre compte des effets probables des nouvelles techniques mises en œuvre sur le devenir des écosystèmes et la pérennité de leurs potentialités productives. Le développement agricole a donc besoin de recherches qui soient à la fois plus fondamentales et plus respectueuses des conditions et des savoir-faire paysans.

Mais les ingénieurs agronomes devront, pour ce faire, prendre davantage en considération les conditions socioéconomiques dans lesquelles opèrent les diverses catégories d’agriculteurs, et apprendre à bien repérer leurs intérêts, ainsi que les moyens auxquels ils peuvent effectivement avoir accès. Le défi est de tout faire désormais pour que des agronomes spécialisés en génétique, sciences du sol, nutrition animale, défense et protection des cultures…, soient aussi capables d’avoir une vision globale et prospective sur les conditions socioéconomiques dans lesquelles devront travailler les divers types d’exploitants agricoles en concurrence sur le marché mondial et les conséquences de leurs systèmes de production sur l’évolution de leurs revenus et le devenir des agro-écosystèmes.

V- Promouvoir des conditions socio-économiques favorables à l’agriculture familiale

Les obstacles à l’élévation de la productivité du travail agricole, dans le plus grand respect des potentialités écologiques de l’environnement, ne sont souvent pas tant d’ordre technique que de nature socio-économique ; ils résultent bien plus souvent d’un accès limité aux crédits, de conditions imposées par les entreprises situées en amont ou en aval, de structures agraires injustes, de législations foncières inadéquates et des conditions inégales dans laquelle se manifeste presque toujours la concurrence entre producteurs sur les marchés mondiaux des produits agricoles et alimentaires. Le fait que les paysans soient bien souvent capables d’inventer par eux-mêmes des systèmes de production agricole conformes aux exigences du développement « durable », ne veut donc pas dire pour autant que leur situation socio-économique soit toujours favorable à cet effet.

Les conditions économiques et sociales dans lesquelles les agriculteurs exercent leur profession présentent en fait une extrême diversité, et prétendre pouvoir mettre au point des techniques standard à destination de paysans dont on ne connaît pas vraiment les contraintes et intérêts spécifiques serait absurde. Aucune technique ne peut être considérée comme meilleure dans l’absolu, sans référence aux conditions agro-écologiques et socio-économiques particulières dans lesquelles doivent opérer les diverses catégories d’agriculteurs. Est-on bien sûr, par exemple, qu’améliorer un rendement consiste toujours en son accroissement systématique, à n’importe quel coût en travail ou monétaire ?

On ne peut guère, par exemple, apprécier l’efficacité des systèmes de production agricole sans prendre en considération les aléas qui pèsent sur les rendements et les prix, la dépendance éventuelle à l’égard de commerçants usuriers, la plus ou moins grande sécurité des exploitants sur leurs tenures foncières... L’intérêt des paysans pauvres travaillant dans des conditions de grande précarité consiste en effet rarement en la maximisation de l’espérance mathématique de leurs rendements à l’hectare ou de leurs revenus monétaires par jour de travail ; il leur faut plutôt assurer en permanence un revenu minimum et réduire les risques de très mauvaises récoltes, sans devoir emprunter de l’argent auprès des banques ou des commerçants usuriers, quitte à produire par eux-mêmes une part importante de leur alimentation.

Les paysans les plus pauvres de la planète n’ont non plus souvent accès aux moyens de production qui leur permettraient d’associer davantage l’élevage aux productions végétales de façon à recycler au mieux leurs résidus de culture, fabriquer du fumier et assurer pleinement la fumure organique des terrains. De même leur manque-t-il cruellement les équipements nécessaires au maniement et au transport des pailles, fourrages, fumiers et composts (Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, 1997) : râteaux, fourches, charrettes, traction animale, bêtes de somme, etc. L’urgence serait de leur permettre d’avoir enfin accès à ces animaux et équipements ; mais pour cela, il nous faut d’abord résoudre la question de l’inégale répartition des ressources (terres agricoles, équipements, capital circulant, etc.) et de l’insuffisance dramatique des revenus paysans.

La mise en œuvre des pratiques inspirées de l’agro-écologie suppose aussi que les paysanneries puissent jouir d’une plus grande sécurité foncière, de façon à pouvoir bénéficier des fruits de leurs efforts sur le long terme. Cette sécurité foncière peut être assurée selon des modalités variables ne passant pas nécessairement par une appropriation privative (souvent le meilleur moyen de priver les paysans pauvres d’un accès à la terre), mais va en tous cas à l’encontre des tendances actuelles au « land grabing ». Ces dynamiques d’accaparement du foncier ressortent à la fois de la panique de certains États et firmes multinationales soucieux de garantir leurs approvisionnements agro-alimentaires et d’une croyance maintenue dans la supériorité du modèle latifundiaire. Mais la sécurité des approvisionnements pourrait être en fait bien mieux assurée par la contractualisation des achats de productions végétales et animales avec des producteurs agricoles travaillant pour leur propre compte et raisonnant en termes de coûts d’opportunité de la force de travail familiale, plutôt que de miser sur l’extension croissante de très grandes entreprises agricoles capitalistes pilotées par des objectifs de maximisation du taux de profit et de minimisation des coûts salariaux.

VI- Conclusion

Dans la plupart des pays du monde, ce sont les exploitations agricoles paysannes qui sont les plus à même d’héberger les systèmes de production inspirés de l’agro-écologie, et plus généralement les plus conformes aux exigences du développement « durable ». Sur le plan écologique, le développement de techniques agricoles qui soient à la fois plus productives et plus respectueuses de l’environnement paraît en effet bien plus aisé dans les exploitations agricoles familiales, moins soumises aux impératifs d’économies d’échelle et de réduction des coûts salariaux.
A l’inverse des exploitants capitalistes qui ne travaillent pas directement dans leurs exploitations mais y injectent du capital en vue de maximiser leur profit et en comparaison à d’autres opportunités de placements, les paysans investissent leur force de travail et leur épargne dans les unités de production, d’une part de façon à y pouvoir mieux vivre de leur propre travail, d’autre part en comparant leurs revenus agricoles à ce qu’il leur serait possible d’obtenir en exerçant éventuellement d’autres activités (coûts d’opportunité). L’agriculture paysanne apparaît donc comme la plus à même de réguler les problèmes d’emplois et d’exode rural : Un exploitant familial ne remplacera jamais sa main-d’œuvre familiale par des machines et n’extensifiera pas davantage son système de production tant que cette main-d’œuvre ne trouvera pas d’opportunités d’emplois plus rémunérateurs en dehors de l’exploitation.
En ce sens, l’agro-écologie contribue à reconsidérer la notion même de productivité du travail qui, trop souvent envisagée du seul point de vue des intérêts privés sans prise en compte des coûts sociaux, a longtemps légitimé les visions agroindustrielles et latifundiaires de l’agriculture. Elle va dans le sens d’une toujours plus grande « durabilité » sociale, en générant dans les campagnes les emplois que les villes ne peuvent plus guère offrir, permettant ainsi une meilleure régulation de l’exode rural. Les enfants ne renoncent en effet à reprendre l’exploitation familiale de leurs parents que s’ils ont l’espoir de trouver un travail mieux rémunéré ou moins pénible à l’extérieur et l’existence d’un chômage chronique en ville peut bien sûr les en dissuader.
Envisager l’essor d’une agriculture paysanne mettant en œuvre des pratiques inspirées de l’agro-écologie ne relève donc pas d’un quelconque passéisme mais résulte au contraire de l’impératif d’assurer la « durabilité » des systèmes agro-alimentaires mondiaux. La mise en œuvre de véritables réformes agraires destinées à favoriser l’essor d’une telle agriculture paysanne et « durable » reste donc bien un impératif majeur dans de très nombreux pays.

(1) Il faut environ entre 3 et 10 calories végétales pour produire une calorie animale

(2) A l’échelle mondiale, l’agriculture consommerait actuellement 70 % environ de nos besoins en eau


Références bibliographiques :

Marc Dufumier, « Sécurité alimentaire et développement durable. Repenser l’agronomie et les échanges internationaux », Futuribles n° 352, mai 2009, p. 25-42.
Michel Griffon, Nourrir la planète, éd. Odile Jacob, 2006.
Marcel Mazoyer, Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde, éd. du Seuil, 1997.
Siwa Msangi, Biofuls, food prices and food security, Expert meeting on global food security, IFPRI, Rome, février 2008.